Matthieu Pigasse, Kamel Daoud et la «gauche Finkielkraut»


Matthieu Pigasse, Kamel Daoud et la «gauche Finkielkraut»
Matthieu Pigasse, en 2014 (Photo : SIPA.00715088_000005)
Matthieu Pigasse, en 2014 (Photo : SIPA.00715088_000005)

L’Académie française

Élisabeth Lévy : Vous êtes désormais membre de l’Académie française, et votre réception dans cette institution si monarchique fut une belle fête républicaine. Qu’avez-vous ressenti ?

Alain Finkielkraut : Auditeur régulier de la matinale de France Inter, lecteur intermittent du supplément littéraire du Monde, de Télérama, de L’Obs, je constate que l’esprit du temps a pris le maquis, qu’il est résolument rebelle, qu’il ne valorise pas la norme mais les marges, qu’il ne célèbre pas la loi mais la transgression et que, pour recevoir aujourd’hui l’imprimatur, on doit être subversif ou, à tout le moins, dérangeant. Ainsi se constitue un nouveau conformisme dont l’Académie française n’est plus le temple mais le repoussoir. Je savais déjà cela en faisant acte de candidature au vingt et unième fauteuil de cette institution décriée. Mais l’événement de mon élection gardait pour moi quelque chose de contingent. Je ne réalisais pas un rêve. Je ne suivais pas un plan de carrière. À la question « pourquoi ? », je n’avais pas de réponse sûre.

Elle m’est venue, cette réponse, quand j’ai lu l’entretien accordé par Matthieu Pigasse au magazine GQ. Coactionnaire du Monde et de L’Obs, propriétaire des Inrocks et de Radio nova, ce quadragénaire flamboyant appartient à ce que Jacques Attali appelle l’hyperclasse. « Ses membres ne tiennent pas en place, ils aiment à créer, jouir, bouger. » Matthieu Pigasse, en effet, a la bougeotte. « Vous voyagez beaucoup en ce moment ? », lui demande Léa Salamé. Réponse : « Je suis arrivé de New York ce matin, je vais à Londres ce soir, au Canada jeudi, et à New York en fin de semaine, puis au Tchad. J’aime bien voyager, je découvre le monde. Je trouve ça rigolo. » La vie dans les airs, le hors-sol à perpétuité, voilà ce que Matthieu Pigasse, qui « dort super bien dans les avions », appelle la découverte du monde. Et ce monde, il aspire à le changer, il veut même « renverser la table » ou, autre métaphore plus radicale encore, « mettre le feu ». Et de citer le Comité invisible de Julien Coupat : « Quand le pouvoir est dans le caniveau, il faut le piétiner. » Agissant « pour faire vomir la bourgeoisie », l’homme d’affaires en guerre s’apprête à lancer un label et une maison d’édition appelés, je vous le donne en mille, Dissidence. Il s’agit de faire entendre la voix de l’insoumission « via des concerts ou des événements artistiques ».[access capability= »lire_inedits »] Recevant Léa Salamé en costume Dior dans son bureau de la banque Lazard, notre magnat belliqueux se justifie en disant que, deux heures auparavant, il était en sweat à capuche. Non content, qui plus est, de faire vomir la bourgeoisie, il « vomit l’aristocratie » et, de peur sans doute de dégueuler dans son assiette, il déteste la convivialité des déjeuners et des dîners. Cet entretien m’a définitivement éclairé. Autrefois, peut-être, l’Académie française était l’institution de la bourgeoisie triomphante. Face à la nouvelle élite arrogante et barbare, elle incarne, avec son goût des formes et de la belle langue, la résistance de la civilisation.

 

La « gauche Finkielkraut »

Vous voilà en une du Point sous le titre : « La gauche Finkielkraut ». Les « néoréacs » se trouvent ainsi transformés en « gauche républicaine » dont vous seriez le guide suprême.

Dans un éditorial publié sur le site de L’Obs, Jean Daniel a commenté en termes amicaux ma réception à l’Académie française où il était convié. Mais la une du Point l’a conduit à marquer ses distances. Comme je me réclame souvent de lui, il s’est trouvé dans l’obligation, pour ne pas être annexé à « la gauche Finkielkraut », de dire tout ce qui nous sépare : « Le nationalisme du philosophe est crispé, fermé, nostalgique et conservateur. Mon patriotisme est ouvert, accueillant, multiculturel, fraternel. » En d’autres termes, Jean Daniel est généreux, je suis égoïste. Jean Daniel tend la main, je ferme la porte. Jean Daniel est gentil, je suis méchant. Je ne peux donc pas être de gauche : « la gauche Finkielkraut » est une contradiction dans les termes, un insoutenable oxymore. C’est ce que pensent, avec Jean Daniel, tous les progressistes qui me traitent de réactionnaire.

Pour Daniel Lindenberg, le premier à avoir formulé cette accusation, je fais partie de ces juifs qui ont viré à droite et qui, érigés en porte-parole de leur communauté, ont dénoncé, « avec une assurance qui ne laisse guère de place au doute et à la contradiction, une vague d’antisémitisme dont la réalité, en tant que telle, reste pourtant sujette à caution ». Lindenberg écrivait ces lignes en 2002. Il les republie telles quelles en 2016 car lui, et Le Seuil, son éditeur, les jugent prémonitoires. Et dans sa postface inédite, il ne fait allusion aux attentats de l’année 2015 que pour dire qu’ils « ont parachevé le triomphe de l’islamophobie ».

« L’idéologie, écrivait Hannah Arendt, est un système d’explication de la vie et du monde qui se flatte de rendre compte de tout événement passé ou futur sans faire autrement référence à l’expérience réelle. » L’expérience est trompeuse car, nous dit l’idéologie, la réalité vraie se dissimule derrière les choses sensibles et requiert, pour que nous puissions nous en aviser, la possession d’un sixième sens. Derrière la violence de l’islam, ce sixième sens perçoit la violence première de l’islamophobie. Avec nos cinq sens, nous captons les effets, lui remonte aux causes. Pour la gauche idéologique, la clé de tous les mystères de l’histoire réside dans un seul aspect de celle-ci : la lutte des classes, et, se rangeant du côté des dominés, elle dénonce la stigmatisation des musulmans par les défenseurs d’une laïcité intransigeante. Elle choisit donc, par bonté d’âme, le parti de la soumission. Lui fait face ce que je n’appellerai pas le parti de la Résistance, car ce mot ne doit pas être galvaudé, mais le parti de la fidélité à nos lois et à nos mœurs Je n’aurai pas l’outrecuidance ridicule de rallier Manuel Valls à mon panache blanc mais je ne peux que l’approuver de vouloir rompre avec l’idéologie et de tenir bon sur ce que nous sommes.

Je regrette toutefois qu’il ne sache pas faire preuve, en d’autres domaines, de la même fermeté. Après avoir autorisé une entreprise marseillaise à continuer de déverser des boues rouges dans la Méditerranée pour préserver l’emploi, le gouvernement compte maintenant sur un référendum pour construire l’aéroport Notre-Dames-des-Landes et clouer ainsi le bec à ce paysan qui dit : « On a maintenu ce que nos ancêtres nous ont légué, est-ce qu’on va pouvoir encore continuer ? »

Pendant ce temps, les Républicains, par la voix de Luc Chatel, le président de leur Conseil national, annoncent qu’ils sont « le parti des OGM et du gaz de schiste ». Face à la pure exigence de produire et de consommer sans fin et sans considération pour la terre ni pour le monde, il n’y a pas de fidélité qui tienne : la différence entre la gauche et la droite se résume de plus en plus à la question de savoir qui fera le mieux tourner la machine.

 

Les larmes de Charles de Courson

Le député Charles de Courson a déclaré à la tribune de l’Assemblée nationale que la volonté de déchoir de la nationalité française les binationaux convaincus de terrorisme trahirait la mémoire de son grand-père qui avait refusé les pleins pouvoirs à Pétain et qui était mort dans un camp de concentration. Il a aussi évoqué son père résistant et, envahi alors par l’émotion, il a pleuré. Cette prouesse lacrymale lui a valu d’être invité le lendemain au Grand Journal de Canal + où il a comparé, devant un auditoire subjugué, le projet gouvernemental dans sa première version à la violence faite aux juifs par le régime de Vichy. Les terroristes justifient leurs crimes en disant que la France est aujourd’hui livrée aux juifs corrupteurs et ce serait, selon Charles de Courson, profaner la mémoire des victimes de la Shoah que de déchoir ces terroristes de la nationalité française. Ce raisonnement est scandaleux mais, comme il est tenu avec des sanglots dans la voix, personne ne voit le scandale. À l’ère de l’homo sentimentalis, c’est-à-dire, comme l’a écrit Milan Kundera, de la promotion du sentiment au rang de valeur suprême, le pleur fait office de preuve.

Avant les larmes qui lui ont valu son quart d’heure de célébrité, Charles de Courson a présidé la commission parlementaire chargée d’enquêter sur l’affaire Cahuzac. Et il s’est montré alors d’une sévérité implacable. Pour lui, il n’y avait pas de déchéance, pas d’interdiction professionnelle, civique ou civile qui fût à la mesure du crime commis par celui qui avait menti devant la représentation nationale. Il y a quelque chose de révoltant, c’est vrai, dans le fait qu’un fraudeur ait pris en charge la répression de la fraude fiscale. Mais c’est abusif d’ériger l’ancien ministre du Budget en symbole de la corruption des élites. Il n’a pas détourné de fonds publics, il n’a pas été soudoyé par une puissance étrangère, il n’a pas pratiqué de clientélisme. En se déchaînant contre Cahuzac, la société médiatique ne traite pas le problème d’une corruption vouée à s’aggraver avec l’activisme européen des monarchies pétrolières, elle pratique le lynchage réconciliateur. Elle s’abandonne à l’odieuse joie fusionnelle du tous contre un. Lyncheur larmoyant, pleurnicheur féroce, Charles de Courson donne raison à Bernanos qui écrivait dans Les Grands Cimetières sous la lune : « Certaines contradictions de l’Histoire moderne se sont éclairées à mes yeux lorsque j’ai voulu tenir compte d’un fait qui, d’ailleurs, crève les yeux : l’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. »

 

La curée contre Kamel Daoud

Dans une tribune publiée par Le Monde le 31 janvier, Kamel Daoud ose écrire que, dans le réfugié, on voit le survivant et on oublie le monde dont il vient, « ce vaste univers douloureux et affreux marqué par le rapport malade à la femme, au corps et au désir ». Il ne suffit donc pas, dit-il, de faire asile au corps, encore faut-il « convaincre l’âme de changer ». Réponse immédiate d’un collectif de chercheurs en sciences sociales : Kamel Daoud pratique un « essentialisme radical » et « alimente les préjugés islamophobes d’une partie croissante du public européen ».

Comme l’a montré Christian Laval, les sciences sociales sont nées au xixe siècle d’une insatisfaction devant la science économique qui ne voyait à l’œuvre que des individus et pour laquelle la société était une pure et simple association d’intérêts. Prétendant observer l’homme concret, les économistes n’en donnaient qu’une figure tronquée, abstraite, sans lieu et hors du temps, sans l’épaisseur et la complexité de l’existence sociale. Ce que Durkheim résumait en ces termes : « D’abstraction en abstraction, il ne leur est plus resté en mains que le triste portrait de l’égoïste en soi. » Or voici que les successeurs de Durkheim se retournent contre les fondements ontologiques de leurs disciplines. C’est, aux yeux de ces anthropologues et de ces sociologues, essentialiser l’islam que d’en reconnaître l’existence. L’islam n’est pas un fait social, religieux, politique. L’islam n’est rien. Rien n’est quelque chose. Seule a droit de cité la vie matérielle. Ceux-là mêmes qui nous ont appris qu’il n’est pas d’humanité qui n’appartienne à une culture, combattent maintenant les penchants racistes de l’Europe en clouant le culturalisme au pilori.

Leszek Kolakowski rappelait naguère que l’aptitude à se remettre soi-même en question, à ne pas persister dans sa suffisance et sa certitude éternelle, était aux sources de l’Europe en tant que force spirituelle. Cette force manque cruellement au monde musulman. Les chercheurs qui mettent toute critique de l’islam sur le compte de l’islamophobie veillent jalousement à perpétuer ce manque. En offrant aux musulmans la possibilité de s’établir à demeure dans une posture victimaire, ils leur évitent le travail de soi sur soi qui pourrait être le chemin de leur émancipation. Sous couleur de combattre l’essentialisme, ils bouchent toutes les issues. Écœuré par leur argumentaire, Kamel Daoud a décidé de se retirer du débat public. On ne pouvait imaginer plus désolant épilogue.[/access]

Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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