Accueil Culture Taxi driver à Aden

Taxi driver à Aden

La chronique d’une débâcle intime sous pression sociétale, économique, confessionnelle


Taxi driver à Aden
Les lueurs d'Aden. © Paname distribution.

Le Yémen n’a pas d’industrie cinématographique. Mais, avec Amr Gamal, il a un grand cinéaste. Les lueurs d’Aden, son film, suit l’itinéraire d’un couple qui ne peut pas se permettre d’avoir un quatrième enfant, alors que la guerre civile fait rage.


La religion ménage toujours des arrangements avec ses propres préceptes. Faut-il croire le prophète, qui assure qu’avant 120 jours le fœtus n’a pas d’âme ? Ou bien est-ce 40 jours ? À quel stade de la grossesse le tabou de l’avortement est-il levé par le Très-Haut ?

Un ménage aux abois

Ahmed, un employé d’Aden TV, la télévision d’Etat, (bien réelle, la chaîne est aujourd’hui fermée) dont le salaire n’est pas tombé depuis trois mois, a dû se résoudre, pour arriver à nourrir sa famille, à s’improviser chauffeur de taxi. Isra’a, sa femme, se sait enceinte de son quatrième enfant. Pour se convaincre de son bon droit à avorter, elle n’en finit pas de visionner sur son smartphone le prêche en ligne qui lui suggère qu’elle ne commet aucun péché, et la rassure sur son sort dans l’au-delà.

À lire aussi, Laurent Silvestrini : Les bourreaux côté jardin

Au marché, tout est cher : la famille se restreint même sur la nourriture. Le petit ménage aux abois vient de se voir contraint de déménager dans un taudis sordide, faute de pouvoir payer le loyer de l’appartement décent qu’il occupait jusqu’alors.  On tâche encore de sauver l’essentiel : scolariser les enfants dans le privé, pas dans le public ; commander chez le tailleur un uniforme pour le petit dernier. Garder, si possible, la tête haute.

© Paname distribution.

Nous sommes en 2019, à Aden, la grande ville portuaire d’un Yémen miné par la guerre civile. Les barrages militaires scandent la chaussée, une soldatesque arrogante circule en camions, sans égards pour les civils. Les coupures de courant se multiplient, l’eau est rationnée : tout semble partir à vau-l’eau. Il faut pouvoir compter sur sa famille, sur ses proches, sur ses soutiens : un sentiment de déclassement hante la classe moyenne. Tout se monnaye – la corruption est le lot commun.

L’avorteuse au niqab noir

Pas à pas, Les lueurs d’Aden suit l’itinéraire de ce couple en crise, au cœur d’une cité désormais régentée par la religion mahométane. La décision d’avorter se heurte, non seulement aux lois en vigueur, mais surtout aux interdits (à géométrie variable) de l’Islam. Muna, l’amie médecin qui aurait toutes les compétences requises pour prendre en charge cette IVG n’est jamais vêtue autrement qu’en niqab, en noir de la tête au pied dès qu’un homme se présente à sa vue, fût-il l’époux d’Isra’a, sa proche amie.  Va-t-elle, émue par le sort de la jeune gravide, agir contre ses principes ? N’aura-t-elle pas ensuite des remords ?

A lire aussi : Un autre cinéma est possible!

The Burdened – titre original du film, soit : « les porteurs du fardeau » en Français – n’est pas seulement la chronique d’une débâcle intime sous pression sociétale, économique, confessionnelle. A travers ce drame familial, le réalisateur Amr Gamal brosse d’une main très sûre la peinture d’une ville, dans une remarquable économie de moyens, adossée à un scénario construit au millimètre, dialogues inclus. Ancien protectorat anglais comme l’on sait, Aden conserve encore, malgré les cicatrices de l’époque « socialiste » puis des soubresauts de cet interminable conflit attisé par l’Iran (opposant aujourd’hui, pour faire bref, les Houthis, au nord, et le sud sécessionniste, sur fond de rivalités entre Riyad et Abou Dhabi) des vestiges de son éclectisme architectural et paysager, avec ses monuments et ses parcs, mais surtout cette tapisserie urbaine dont ce passionnant long métrage se fait l’illustrateur et l’anthropologue attentif. Jusque dans l’attention portée aux figurants, à leur circulation dans le réseau des rues, à leurs tenues – on sent que visuellement, rien n’est laissé au hasard : la moindre séquence est parfaitement composée.   

Le Yémen n’a pas d’industrie cinématographique. À tout le moins peut-il à bon droit s’enorgueillir d’avoir un authentique cinéaste !  Né en 1983, Amr Gamal, dont l’une des productions théâtrales s’est exportée à Berlin – une première européenne pour la scène yéménite – est déjà l’auteur d’un long métrage, Ten Days before the Wedding, nomination du Yémen aux Oscars 2018. Les lueurs d’Aden sera donc son premier film distribué en France. Par son écriture au cordeau, précise autant qu’épurée, Les lueurs d’Aden rappelle l’esthétique du meilleur cinéma iranien d’aujourd’hui – on pense à Mani Haghrighi (Les Ombres persanes), Asghar Farhadi (Un Héros), ou encore, bien sûr, Jafar Panahi (3 visites, Taxi Téhéran)… Une lueur d’espoir sur le Yémen ? A l’heure même où le présent article est envoyé, les rebelles Houthis, instrumentalisés par l’Iran sur fond de chantage contre Israël, multiplient les accrochages avec la marine américaine en mer Rouge…     


Les lueurs d’Aden (The Burdened). Film de Amr Gamal. Yeman/Soudan/ Arabie saoudite, couleur, 2023. Durée : 1h31. En salles le 31 janvier 2024.



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Décadence du ventre
Article suivant Droite: Bellamy, tête de liste et tête de turc

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération