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Les dindons de la farce!

La France l'a dans l'AUKUS


Les dindons de la farce!
Joe Biden lance le partenariat AUKUS depuis la Maison Blanche, flanqués des Premiers ministres australien et britannique par écrans interposés, 15 septembre 2021 © Shutterstock/SIPA Numéro de reportage : Shutterstock40887065_000029

S’il visait à la construction de sous-marins, utiles appareils de plongée aquatique, ses concepteurs les plus optimistes ne l’imaginaient pas descendre si loin au fond des mers… Le contrat du siècle est tombé à l’eau ! L’Australie a brutalement rompu son accord avec l’entreprise française Naval Group. Signé il y a cinq ans, il garantissait à l’Australie la livraison de douze sous-marins de classe Attack et pour l’Arsenal de Cherbourg plusieurs décennies de travail, le tout pour un tarif enviable de 56 milliards d’euros. Localement, le maire socialiste Benoît Arrivé parle de « coup de poignard » alors que 500 emplois sont occupés par une activité liée au contrat. Ce dernier avait dopé l’économie de Cherbourg et du Cotentin rendant aussi le territoire euphorique. Les Cherbourgeois se voyaient monter en gamme. Forte de son dynamisme et d’un taux de chômage famélique,  la ville délaissait son passé portuaire et ouvrier pour accueillir des ingénieurs qualifiés et des cadres supérieurs. Les prix de l’immobilier grimpaient. En visionnaires, les élus locaux avaient lancé une grande campagne de promotion affichée gare Saint-Lazare et dans les couloirs des métros parisiens – laquelle plastronnait : « l’industrie recrute dans le Cotentin ». L’avenir dira si l’industrie locale recrute toujours autant et si – en cas de réponse négative – un contrat publicitaire avec la RATP devenu désuet et inutile se dénonce aussi facilement que l’achat d’engins militaires parrainé par deux puissances souveraines. 

Persuasif et généreux, à l’aise dansson rôle de VRP militaire, Joe Biden semble aussi soucieux de bien gaver un complexe militaro-industriel soumis à la diète pendant quatre ans par la politique de retrait de Donald Trump

Hors contexte local, l’annonce comme sa brutalité ont surpris. L’accord semblait honnête. Équilibré en termes de retombées économiques, il devait permettre d’assurer la formation sur place des Australiens et garantissait même un transfert de technologie. Le « contrat du siècle » devait engager la réputation de Naval Group sur plusieurs décennies. Révélée le 15 septembre, cette rupture contractuelle annonce dans le même temps la signature d’un nouveau pacte liant les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, appelé « AUKUS ». Outre les juteux accords sur l’équipement militaire, les trois nations « s’engagent à renforcer [leur] partenariat global pour travailler à la sécurité de nos peuples, pour la paix et la stabilité de l’indopacifique » [1]

Pékin ne dissimule plus ses ambitions sur la mer de Chine : sa politique vise à un grignotage des eaux territoriales de ses voisins. Dans ce contexte, l’Australie cherche un protecteur. Depuis un an, une crise diplomatique oppose ainsi les Australiens à la Chine. L’Australie voulant bannir toute ingérence chinoise de sa politique intérieure, Pékin s’est attaqué en représailles à ses exportations (embargos ciblés). En octobre 2020, la Chine a ainsi fermé ses ports aux navires de minerais provenant d’Australie. S’il s’en défend officiellement, le texte introductif de l’AUKUS vise à contenir la puissance chinoise, alors que le poids de la France dans le Pacifique reste relativement marginal. 

Birtania rules the waves 

Le nouveau partenariat – et la rupture avec Naval Group – répond donc avant tout à des impératifs stratégiques. Mais il sait aussi être lyrique quand il brandit ses convergences de civilisation. Australie, Angleterre et États-Unis d’Amérique se présentent comme « trois démocraties maritimes unies par de vastes océans et continents ». Les théoriciens de la puissance auraient parlé plus franchement de Thalassocratie – modèle de puissance impériale pour les pays anglo-saxons depuis le XVIIIe. En Thalassocratie moderne, les États-Unis ont besoin d’un nouveau porte-avion pour contrer l’essor de leur nouveau rival chinois. L’Angleterre a docilement joué ce rôle pendant la première moitié du XXe siècle avant que l’Europe et la Turquie n’accueillent les missiles pointés sur l’URSS.  L’Australie pourrait prendre le relais alors que la réalité des conflits géopolitiques se déplace vers le Pacifique. 

Suivie d’une déclaration conjointe des présidents américains et des premiers ministres australiens et anglais, l’annonce consacrait en tout cas la solidarité du monde anglophone. Alors que Boris Johnson plastronnait, Scott Morrison n’a pas eu un seul mot pour ménager la France. L’Angleterre suit la stratégie maritime du « global Britain » depuis le Brexit. Elle équipe déjà les frégates australiennes et joue résolument la carte du Commonwealth.

Ces pays ont une histoire : même langue, même culture anglo-saxonne, même projection vers l’élément marin, même pragmatisme aussi. Dans la classe atlantique, l’Amérique favorisera désormais ses chouchous. Au prix du principe de non-prolifération, elle permettra à la Royal Australian Navy d’acquérir de sous-marins nucléaire s– lui apportant toute son aide logistique – alors que le contrat initial passé avec la France concernait des sous-marins à propulsion conventionnelle. Le saut technologique est assez remarquable : l’Australie ne dispose d’aucune filière nucléaire… Persuasif et généreux, à l’aise dans son rôle de VRP militaire, Joe Biden semble aussi soucieux de bien gaver un complexe militaro-industriel soumis à la diète pendant quatre ans par la politique de retrait de Donald Trump.

Les Français en coqs plumés 

Et quid des Français ? Dindon de la farce, la France a été mise devant le fait accompli. Prévenue en dernier, l’annonce fait l’effet d’un coup de tonnerre. Elle fera peut-être bientôt l’effet d’un dévoilement : en particulier de ce que pèse notre parole dans le monde, c’est-à-dire pas grand-chose. L’affaire amorce ce que les médias appellent une « crise diplomatique » entre la France et les Etats-Unis. Jean-Yves le Drian aurait rappelé les deux ambassadeurs, l’Américain et l’Australien, pour « consultations ». La France a aussi annulé une soirée de gala prévue pour célébrer la victoire de Chesapeake Bay, le 5 septembre 1781, tournant de la guerre d’Indépendance qui vit l’intervention décisive de la flotte française commandée par l’Amiral de Grasse. Mais que valent ces remontadas diplomatiques alors que notre parole a été ouvertement négligée ?  

En l’occurrence, la brutalité de l’annonce passerait presque pour de la défiance. Face aux Anglais et aux Américains la France a multiplié les mauvais signes : opposant récemment – sur décision présidentielle – son véto à l’achat de gardes côtes anglais pour sécuriser la mer de la Manche pour cause de Brexit, alors que la manœuvre a été très mal vécue sur l’ile. Le président Macron parle à tue-tête de « souveraineté européenne » – une nécessité sans doute, mais dont les objectifs affichés de briser le protectorat américain sur l’Europe peuvent légitimement froisser son détenteur. Le lyrisme français de notre président coûte déjà cher. La France continue d’afficher sa détermination à poursuivre une politique « indopacifique », inspirée par la doctrine américaine du containment de la rivalité géopolitique chinoise, alors que ce n’est en rien pour nous une priorité stratégique. 

La défiance américaine pour la France comme la solidarité du monde anglo-saxon ne sont pas nouvelles. Le vieux monde anglo-saxon se retrouve et se positionne face au nouveau monde chinois qui essaie de devenir maître. Et entre les deux, gémissent la France et l’Europe. La nouvelle de cette rupture de contrat est presque un retour à la normale, alors que l’anomalie résidait plus dans ce partenariat privilégié entre la France et l’Australie qu’inspiraient des considérations industrielles et financières plus que stratégiques. Trompée par cette solidarité anglophone, l’entreprise Naval Group serait inspirée de changer son nom et de redevenir DCNS, ou au moins de revenir sur cette inversion très idiomatique du nom et de l’épithète. Et qu’ainsi vive – avec l’honneur français – le Groupe Navale !


[1] https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2021/09/15/joint-leaders-statement-on-aukus




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