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La police de la pensée fait du chiffre


La police de la pensée fait du chiffre
Président de la Région Languedoc-Roussillon, Georges Frêche est dans le colimateur de la police de la pensée.
Président de la Région Languedoc-Roussillon, Georges Frêche est dans le colimateur de la police de la pensée.

Le Parti socialiste finira, peut-être, par discrètement passer l’éponge sur les dernières foucades de Georges Frêche[1. C’est peut-être déjà le cas à l’heure où vous lisez ces lignes.]. Et ce sera tant mieux. Non pas que les socialistes, soudain frappés par le sens du ridicule, se mordent les doigts d’avoir lancé une chasse à l’homme parce qu’un type connu pour sa grande gueule a employé une expression imagée de la langue française. Sans doute n’ont-ils pas imaginé qu’ils risquaient de faire grimper la popularité du coupable, lequel peut maintenant camper sur l’image flatteuse de celui qu’on cherche à faire taire.

[access capability= »lire_inedits »]À Solférino, on est peut-être prêt à perdre la région des petits copains pour sauver son âme, mais il semblerait que les socialo-fréchistes septimaniens se fichent du salut de Martine. De plus, la carte de France, a annoncé celle-ci, doit être rose. Si Frêche gagne sa région, après un délai de décence convenable, il sera sans doute admis de nouveau dans la famille[2. On ne saurait cependant exclure complètement que l’affaire ait été montée à la suite d’un accord de coulisses conclu entre Verts et socialistes sur la foi de sondages prometteurs.].

Quelle mouche me pique, vous demandez vous ? Pourquoi défendre un homme dont les pratiques politiques sont encore plus douteuses que les blagues ? Intimidation, chantage, mise à l’écart de ceux qui refusent la vassalisation, pharaonisme, autoritarisme parfois pimenté de violence physique : Frêche tient plus d’Ubu que de l’empereur romain auquel il aime être comparé. Comme l’observe François Miclo, « on peut lui reprocher beaucoup de choses. Et bien plus encore. Mais il est scandaleux de l’accuser d’antisémitisme, quand il parle simplement français et utilise l’un des plus anciens lieux communs de notre langue ». Si, dans une critique gastronomique, je qualifie un gâteau d' »étouffechrétien » et qu’il s’avère que le chef est juif, serai-je traînée au tribunal ?

Je ne suis pas certaine que Georges Frêche ait pensé à l’ascendance juive de Fabius quand il lui a envoyé dans les dents sa réponse du berger à la bergère. J’aggrave mon cas : quand bien même aurait-il fait un peu de provoc, le crime ne serait pas constitué. La jubilation que certains prennent à instruire du matin au soir des procès pour antisémitisme, racisme et autres phobies déplorables est déjà assez déplaisante. Au moins, que l’on examine les dossiers : celui-ci est vide. La police de la pensée, comme celle de Sarkozy, marche à la performance. Elle ne se contente pas de dénoncer les dérapages les moins contrôlés, elle fouille sous les tapis, inspecte les placards afin d’y dénicher des indices, cherche des fragments de racisme ou des soupçons d’antisémitisme comme d’autres recueillent des traces d’ADN. En exhumant, après plusieurs semaines, des propos de Frêche passés inaperçus dans le torrent médiatique, quelle cause sert-on, sinon celle du soupçon ?

Frêche, dira-t-on, a déjà un casier. Justement. C’est l’un des problèmes. De tous les propos qui lui ont valu la « une » des médias, les seuls véritablement scandaleux sont les insultes proférées à l’égard des harkis. Le bon sens commun fera vite les comptes : on ne peut plus rien dire sur rien, et sur les juifs encore moins. Ça me rappelle la blague soviétique dans laquelle des gens font la queue pour un arrivage de viande. Un responsable arrive et dit : « Pas assez de viande. Les juifs, dehors. » Un peu plus tard : « Pas assez de viande. Ceux qui ne sont pas membres du Parti, dehors. » Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il reste une dizaine de personnes auxquelles le responsable annonce qu’il n’y aura pas de viande du tout. Commentaire : « C’est toujours pareil, les juifs passent toujours avant les autres. »

Oublions cet argument d’opportunité. Le plus grave, c’est ce sentiment qui se répand qu’on ne peut plus rien dire, puisqu’on est lynché même quand on ne dit rien ou pas grand-chose. Dans ce domaine, il ne saurait y avoir d’échelle des délits et des peines : on est raciste ou on ne l’est pas. Toute pensée vaguement choquante, tout propos un tant soit peu sulfureux peut mener au pire. Sauf que c’est parfaitement faux. Dans la vraie vie, on fait des blagues innocentes. On peut même ressentir une vague antipathie pour un groupe que l’on trouve trop bruyant, vindicatif ou accusateur sans être raciste ou homophobe. Que l’on punisse l’incitation à la haine, très bien. Mais ceux qui montent sur leurs petits poneys dès qu’un mot leur déplaît nourrissent l’illusion qu’ils pourraient éradiquer les mauvaises pensées à coup d’interdictions morales et de sanctions pénales. Le monde aseptisé dans lequel le langage sera expurgé de toutes ses potentialités négatives sera peut-être meilleur. Mais on n’y rigolera pas.[/access]

Février 2010 · N° 20

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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