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Les mystères de l’ivresse

Halte au puritanisme, oui! Mais Touche pas à mes côteaux!


Les mystères de l’ivresse
Edward Singerland © Martin Dee and Paul Joseph

Dans un ouvrage savant et drôle, L’ivresse, Comment nous avons bu, dansé et titubé sur le chemin de la civilisation (FYP éditions, 2023), à contre-courant des ligues de vertu, Edward Slingerland remet l’ivresse au cœur de la civilisation.


Par nature, je me méfie des scientifiques anglo-saxons, ils viennent chasser sur nos terres et nous piquer nos sujets identitaires. Je parle ici du vin, du pain et du fromage ; bientôt, ils théoriseront sur les rognons et le jambon persillé ; ils s’attaquent à tout ce qui fait encore notre fragile armure culturelle, notre dernier paravent contre les forces obscures du puritanisme ; qui sait, un jour peut-être, ils seront capables de préparer une daube provençale convenable à la table de leurs convives. En matière de traditions bistrotières et de dialogues servis sur le zinc, nous nous posons tout de même là, comme des références mondiales, on sait faire la différence entre « les grands ducs et les bois-sans-soif » selon l’antienne de Michel Audiard. Ce n’est pas à un petit-fils de pinardier, biberonné au Sancerre et au Pouilly, ancré dans le sol argilo-calcaire des bords de la Loire qu’un Canadien va faire la leçon et expliquer les ravages et/ou les délices de Dionysos. Touche pas à mes côteaux !

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Entendons-nous bien, personne ici ne remet en cause les effets dévastateurs d’une consommation abusive d’alcool sur la santé d’une nation et son coût exorbitant, un coût économique et psychologique terrible sur les populations les plus touchées. Tout le monde a conscience de ce drame et de ce fléau, et personne n’en minimise la portée. Edward Slingerland est plus subtil dans son analyse, plus intelligent que les raccourcis historiques habituels, plus courageux aussi dans sa démonstration très argumentée sur les rapports qu’entretiennent l’ivresse et les fondements de la civilisation depuis la nuit des temps. Il manie les concepts et fait voltiger toutes nos certitudes, à coups d’aphorismes et de graphiques. Mixologue des idées, il n’hésite pas à marier les avancées des neurosciences, de la génétique ou de la psychologie sociale avec les dernières découvertes archéologiques. Son message pourrait être obscur si l’on s’arrêtait à la lecture de son CV chargé comme une barrique de pur malt. Préparez-vous, c’est long. Edward Slingerland est professeur de philosophie et de psychologie à l’Université de la Colombie-Britannique et codirecteur du Centre d’étude de l’évolution humaine, de la cognition et de la culture. Ce n’est pas fini. Il est aussi directeur de la base de données de l’histoire des religions. J’ajoute qu’il est sinologue, diplômé de Princeton, de Stanford et de l’université de Berkeley. Ouf, là, c’est fini. Avec mon brevet des collèges en poche, je m’incline devant cette montagne de savoir(s).

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Son essai aussi brillant qu’alerte, piquant et souvent déroutant est sous-titré « Comment nous avons bu, dansé et titubé sur le chemin de la civilisation ». The New York Times, dithyrambique dans sa critique, a qualifié son opus de « convaincant et surtout très amusant et irrévérencieux. Un livre en forme de banquet. Une réponse érudite et rafraîchissante au puritanisme ambiant ». Parce que Slingerland tente de répondre à cette question existentielle : « Pourquoi voulons-nous avant toute chose nous enivrer ? » et tourne autour de ce mystère génétique qu’il résume en une formule imagée : « nous sommes des singes conçus pour planer ». Il va même plus loin. « L’homme est la seule espèce qui s’enivre délibérément, systématiquement et régulièrement », avance-t-il. L’homme doit s’adapter à ce qu’il appelle « sa niche écologique » et « vivre dans cette niche exige donc une créativité individuelle et collective, une coopération intensive, une tolérance à l’égard des inconnus et des groupes de populations, ainsi qu’un degré d’ouverture et de confiance qui n’a pas d’équivalent chez nos plus proches parents primates ». En clair, nous avons besoin plus que les autres d’affection et de contacts sociaux. L’ivresse fait son lit dans notre biotope. Apollon le sage « doit être subordonné » au tentateur Dionysos. Il clarifie cet antagonisme par une démonstration-choc : « Nous devons être capables de lacer nos chaussures, mais aussi de nous laisser distraire occasionnellement par ce qui est beau, intéressant ou nouveau. […] Les techniques d’intoxication, dont l’alcool est la plus importante, ont toujours été un moyen de laisser la porte ouverte à Dionysos. Et c’est Dionysos, qui sirote, danse et s’extasie, et qui nous a libérés de notre égoïsme simiesque suffisamment longtemps pour nous entraîner, en trébuchant et en riant, dans la civilisation ». De toute évidence, un scientifique de haut niveau qui, dès les premières phrases de son introduction, ose attaquer son livre par « Les gens aiment se masturber. Ils aiment aussi se saouler et manger des viennoiseries ou des barres chocolatées. Généralement pas tout en même temps, mais c’est une question de choix personnel », a toute mon estime intellectuelle.

L’ivresse de Edward Slingerland – FYP éditions – traduit de l’anglais par Florence Devesa et Philippe Bultez Adams.

L'ivresse: Comment nous avons bu, dansé et titubé sur le chemin de la civilisation

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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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