Espagne: Iglesias, c’est l’anti-Mélenchon!


Espagne: Iglesias, c’est l’anti-Mélenchon!

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Historien spécialiste de l’Espagne, Christophe Barret vient de publier Podemos. Pour une autre Europe (éditions du Cerf, 2015).

Daoud Boughezala. Les urnes espagnoles ont rendu un verdict pour le moins confus : le Parti populaire de centre-droit arrive en tête loin de la majorité absolue, tandis que le Parti social-démocrate (PSOE) et Podemos font pratiquement jeu égal. Dans un pays en crise depuis 2008, comment analysez-vous le message qu’ont adressé les électeurs à leurs élites politiques ?

Christophe Barret. Les Espagnols ont clairement émis un vote de sanction : contre la corruption et contre des mesures jugées inefficaces pour enrayer un processus de paupérisation des classes moyennes. Le Parti Populaire, s’il est toujours la première force du pays, a perdu environ un tiers de ses élus au Congrès des députés. Côté PSOE, il n’y a pas eu d’effet Sánchez. Le nouveau jeune leader socialiste ne semble pas convaincre. Au cours de son face à face avec Rajoy, Sánchez a presque davantage consacré de temps à la défense du bilan de l’action passée du PSOE à la tête de l’Espagne qu’à avancer de nouvelles propositions. Il a perdu des voix au profit de Podemos, sur sa gauche, et de Ciudadanos – le Modem espagnol – sur sa droite. La pyramide des âges, outre-Pyrénées, garanti encore la prédominance des deux grands. Il  faut dire qu’un pays vieillissant est traditionnellement peu tenté par l’aventure politique…

Cette « chambre introuvable » peut-elle déboucher sur la formation d’une coalition gouvernementale ?

On ne sera sûr de rien avant la mi-janvier, car la procédure de désignation du Premier ministre est très codifiée. Il faut d’abord que la chambre constitue son bureau et élise son président. C’est lui qui remettra au roi une liste de représentants de l’assemblée avec qui doit se négocier le nom du candidat idéal. Le roi la soumet ensuite au Congrès des députés, sachant que, pour devenir Premier ministre, il faut obtenir la majorité absolue au premier tour ou une majorité relative moins de quarante-huit heures après. Les premières négociations peuvent donc durer, car nous n’en sommes même pas au premier round !

Le PP dit accepter l’idée d’une grande coalition à l’allemande avec le PSOE et Ciudadanos. Le premier a fermé la porte à cette option, mais pas le second. Et Podemos applique une stratégie expérimentée au printemps en Andalousie : poser des conditions très dures à un PSOE qui ne pourra pas les accepter. L’objectif est, bien sûr, de pousser son avantage. À ce jeu-là, on s’achemine tout droit vers de nouvelles élections : dans un délai de deux mois après le premier vote d’investiture, dit la Constitution.

La condition posée par Podemos aux socialistes est la tenue d’un référendum, en Catalogne, sur l’indépendance. Ce qui semble inacceptable. La situation d’autant plus bloquée que même des coalitions associant toute ou partie des partis nationalistes ou régionalistes seraient numériquement toujours très fragiles.

Pour Podemos, le simple fait de talonner le Parti social-démocrate est-il une victoire ?

Évidemment. Songez que Podemos n’est inscrit au registre des partis politiques du ministère de l’Intérieur que depuis mars… 2014 ! Pablo Iglesias est un fin stratège. Sur sa gauche, il a laminé Izquierda Unida (le Front de gauche espagnol), d’où presque seul émerge encore Alberto Garzón. Podemos a mordu sur l’électorat du PSOE et mobilisé nombre d’abstentionnistes. Son pari, qui consiste à privilégier l’unité populaire à l’ensemble des couches sociales précarisées par la crise, bien au-delà du vivier traditionnel de la gauche de la gauche, est gagné. Iglesias, c’est l’anti-Mélenchon ! Pour peu qu’il consolide un programme de gouvernement élaboré laborieusement, du fait des contraintes d’une démocratie participative tempérée par l’intervention de comités d’experts – au sein desquels a récemment été recruté Thomas Piketty –, il peut encore progresser.

Comment expliquez-vous l’émergence du parti libéral Ciudadanos, hier inexistant, comme quatrième force politique du pays ? La demande d’une certaine libéralisation se conjugue-t-elle avec des aspirations sociales ?

Ciudadanos, comme Podemos, a émergé au niveau national lors des élections européennes de 2014. Mais il existe, en fait depuis 2006. Il est né, en Catalogne, pour contrer, au sein de l’électorat de droite, le projet indépendantiste de Convergencia, le parti d’Artur Mas qui domine encore le Parlement de la Generalitat. Face à la gauche radicale et ses velléités de référendums sur les autonomies, il apparaît comme plus légaliste et plus libéral, pour une partie de l’électorat qui vient, elle, plutôt du Parti populaire. Mais on ne peut pas dire qu’une plus grande demande de protection sociale soit sa marque de fabrique. Le social est affiché, mais finalement peu présent dans son programme… Pensez, Ciudadanos a défendu l’établissement du contrat de travail « unique ». Pas de grand écart à la Marine Le Pen, donc, chez Ciudadanos ! Et c’est peut-être ce qui lui a coûté son essoufflement final (à 13,9%), face à un électorat craignant une plus forte précarisation de ses conditions de vie.

En Corse comme en Catalogne, l’hypothèse d’une sécession à moyen terme est sorti du domaine de l’improbable. Alors que les régionalistes fustigent le modèle jacobin d’État centralisé écrasant les particularismes locaux, on observe le même phénomène de délitement dans un pays aussi décentralisé que l’Espagne. Les motivations des Catalans souhaitant quitter Madrid sont-elles économiques ou identitaires ?

Elles sont un peu les deux. Depuis 2008, c’est la crise qui a favorisé le développement du discours autour du slogan « Madrid nous vole ». Ajoutez à cela les nombreuses rancœurs historiques favorisée, notamment, par trente années d’enseignement de l’histoire en langue régionale, et l’on en vient à la fortification d’une identité qui ne demande aujourd’hui qu’à s’épanouir. Car l’Espagne a une histoire nationale bien différente de la nôtre. Curieusement, l’Union européenne, dans cette affaire, s’avère être la meilleure alliée des jacobins. Elle a rappelé que l’indépendance de la Catalogne signifierait une sortie de la zone euro. Et cela inquiète, à tort ou à raison, une population toujours très majoritairement europhile. Les plus facétieux diront qu’il s’agit là de la première ironie d’une histoire espagnole qui s’accélère.

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*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21836826_000023.



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