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Dominique Barbéris, merci pour ce roman

Le Grand Prix du roman de l’Académie française a été décerné à Dominique Barbéris


Dominique Barbéris, merci pour ce roman
L'écrivain Dominique Barbéris, devant l'Académie française, Paris, 26 octobre 2023 © ISA HARSIN/SIPA

Une Façon d’aimer: celle des Immortels.


Dominique Barbéris vient d’être récompensée par le Grand Prix du roman de l’Académie française pour Une façon d’aimer. Patrick Grainville, dès La Ville, (1996), premier ouvrage de la romancière, avait été enthousiasmé par son écriture aussi élégante que subtile : « Tout l’art de la romancière est dans l’acuité de son regard. Précis, cernant détails, matières et nuances. Les variations du ciel captées à fleur de peau, les petites pluies poudreuses comme autant d’avatars de l’âme. » Dans ses récits, Dominique Barbéris, normalienne et agrégée de Lettres modernes, fait affleurer les âmes et les vies de personnages dont elle préserve l’intimité. Photographe, elle fixe l’infime, l’impalpable et le labile et immortalise le trait de lumière, quand il déchire le clair-obscur ; nez, elle recompose des fragrances oubliées, autrefois respirées. Si, dans Une façon d’aimer, Dominique Barbéris matérialise, bien sûr, l’écume d’une vie et peint le passage sur terre, elle les arrime aussi solidement à l’Histoire. C’est ce qui rend ce roman dédiéà la mémoire d’un père, parti en Afrique en 1950, si touchant. « Je retourne à Douala », dit la mère très âgée de l’auteur, en lisant Une façon d’aimer. Dominique Barbéris a écrit ce très beau roman en cherchant à retourner au Cameroun où elle est née.

C’est le « livre sur rien » rêvé par Flaubert qu’écrit, avec Une façon d’aimer, celle qui fut reçue à l’agrégation « l’année de L’Éducation sentimentale » : la narratrice, alter ego de l’écrivain et nièce du personnage principal reconstitue à partir de photos couleur sépia et de courriers jaunis le parcours sans éclat d’une femme française dans les Trente Glorieuses et la décolonisation. Madeleine, une jeune provinciale timide qui a « quelque chose de Michèle Morgan » quitte Nantes pour suivre à Douala un mari qu’elle connaît à peine. Ce Charles Bovary intelligent y travaille, employé à la Société des bois du Cameroun. Ils y resteront quatre ans, jusqu’à l’indépendance. Dans une ville chatoyante aux odeurs fortes, l’héroïne, petite sœur de la Princesse de Clèves comme de Madame Arnoux et d’Emma Bovary, s’ennuie dans sa maison à colonnades, souvent seule avec son boy et sa petite fille. Elle n’aime pas se mêler au microcosme des expatriés et fuit ses mondanités, ses médisances et ses intrigues. Effacée, elle redoute les femmes de ce milieu confiné : frivoles, coquettes et délurées. Pourtant, lors d’une soirée à la Délégation alors qu’elle fait tapisserie, elle croise un homme aux manières d’aventurier, ce séducteur brun exsude la force et la virilité : un Monsieur de Nemours mâtiné de Rodolphe Boulanger : « Ce fut comme une apparition », « Leurs yeux se rencontrèrent ». Flaubert, toujours, mais aussi Madame de La Fayette et puis, une variation sur l’inépuisable scène de la première rencontre, très réussie. Commencent de chastes promenades dans une Douala moite où couve l’indépendance prochaine. Madeleine, troublée par l’administrateur colonial, parle à peine, tenant sa petite fille par la main. Et voilà que l’homme à femmes se met à aimer l’épouse fidèle et réservée. Un soir, alors que la pluie équatoriale s’abat sur la ville halitueuse où gronde la révolte, Madeleine saura-t-elle braver un couvre-feu fraîchement imposé pour se rendre à ce qui s’annonce comme un dernier rendez-vous ?

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Une façon d’aimer est un tableau impressionniste exécuté sur un solide fond d’histoire contemporaine qui donne la possibilité de se souvenir, non sans nostalgie, des belles choses.  Quand la narratrice éclaire sobrement, avec délicatesse, la vie de Madeleine, femme libre et moderne, elle donne à voir l’histoire d’une famille au vingtième siècle : de son entrée dans la modernité sociale à nos jours. Sous les apparences on devine, cachées, les intermittences des cœurs qui battent. Le roman égraine, comme le Petit Poucet ses cailloux, les chansons populaires d’une époque révolue, celles de Guy Béart ou Brel, André Claveau et Patachou, de Mouloudji ou Dalida, alors, tout chose, on médite sur ce « fait mystérieux et obscur d’avoir vécu. » Tempus fugit : nostalgique, on rend hommage à nos parents, nos grands-parents, qui comme Madeleine, sont passés « de l’autre côté du temps ». Ils sont là, avec nous, un instant, dans la pulvérulence qu’éclaire un rayon de soleil subreptice.

Et puis, c’est toute notre littérature qui innerve le roman, Madeleine lit les auteurs qu’on a lu, enfant : Mauriac, Troyat, Cesbron. L’écriture de Dominique Barbéris, dans sa facture, ses références implicites ou ses allusions plus franches nous fait côtoyer Madame de La Fayette, Hugo, Flaubert, Proust, Gracq ou Robbe-Grillet et… force m’est de le reconnaître, Annie Ernaux, que je ne goûte plus, dans ce qui fit la force de ses premiers écrits.

On est bien loin ici d’une certaine littérature contemporaine qui expose et explose dans l’impudeur et l’exhibition, c’est avec retenue qu’on célèbre ici une époque révolue et le passage du temps sur des hommes mus par le désir mais lestés par le devoir. La vie passe lentement et délite les êtres : Madeleine et son mari, vont mourir, vieux. « Ils étaient devenus un vieux couple, effacé, poli et discret. Ils traversaient prudemment aux carrefours en se tenant par le bras ; mon oncle avait une canne. Elle se tenait toujours très droite. C’était la génération de la guerre. Ils disaient qu’ils avaient tiré leur épingle du jeu. Ils avaient vu leur petite partie du monde. Ils ne réclamaient rien à personne. Ils n’intéressaient plus personne non plus. » Dominique Barbéris dit les élans, le désir et les renoncements des êtres ordinaires, emportés par l’Histoire. Elle dit la mélancolie que donne le temps qui passe et la douleur du deuil, expérience aussi intime qu’universelle. Une Façon d’aimer sonne à nos oreilles comme la chanson d’Yves Montant : Trois petites notes de musique.

              Trois petites notes de musique

              Qui vous font la nique du fond des souvenirs

              Lèvent un cruel rideau de scène

              Sur mille et une peines qui ne veulent pas mourir.

Dominique Barbéris, merci pour ce roman.

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est professeur de Lettres modernes

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