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Un petit manuel contre le prêt-à-penser médiatique

"Dictionnaire des mots haïssables", de Samuel Piquet (le Cherche Midi, 2023)


Un petit manuel contre le prêt-à-penser médiatique
L'essayiste Samuel Piquet © Hannah Assouline

Après avoir mis les wokes au piquet (Le Serment sur la moustache), Samuel Piquet, du journal Marianne, s’attaque à notre misère lexicale. Interdit de rire !


Samuel Piquet écrit dans Marianne et contribue depuis plusieurs années à la gorafisation du monde. On n’insistera pas trop sur la quarantaine de chroniques qu’il a publiées chez Causeur, pour ne pas alourdir son cas. Dans son Dictionnaire des mots haïssables (le Cherche Midi), il décrypte pour nous le ridicule vocable de notre temps. Moins lapidaire que le Flaubert du Dictionnaire des idées reçues, moins furibard que l’Exégèse des lieux communs de Léon Bloy, moins maniéré que le Dictionnaire des délicatesses du français contemporain de Renaud Camus, l’auteur se penche sur les tics de langage journalistiques, les mantras de la presse féminine, le prêt-à-penser de la communication politique et le jargon managérial ; autant de choses qui feront que les mots, bien avant un siècle, empuantiront.  

En bref : une étymologie soignée

Addictif, empouvoirement, agilité… Autant de mots qui se sont répandus dans nos conversations, sans qu’on s’en aperçoive, sans qu’on l’ait vraiment voulu. Si vous ignorez à quoi renvoie une ou deux des entrées du dictionnaire, vous habitez probablement dans la diagonale du vide, loin des start-up et des conf call, à proximité d’un rond-point et d’un Brico Dépôt. Tantôt, c’est de la faute de Léa Salamé et de ses shows télévisés, tantôt, de Boris Cyrulnik et de son insupportable résilience. Ils n’étaient pas si laids pourtant, au tout départ. Ils ont parfois de prestigieuses origines latines, ou provençales, comme cocooning, du provençal « coucoun », « coque d’un œuf », passé par le français, puis l’anglais, puis revenu chez nous par l’intermédiaire de la presse féminine ou du marketing. Personne n’est à l’abri de tomber dans le panneau : même le très classique Jean-Pierre Chevènement menaçait, fin 2011, de se présenter à la présidentielle suivante pour « faire bouger les lignes ». En bon prof de français, Samuel Piquet propose la plupart du temps une étymologie soignée qui permet de comprendre l’itinéraire de l’expression avant que n’arrive la catastrophe. Bien sûr, on pourrait hausser les épaules, éviter certains mots, ne pas s’intéresser à eux. Mais le vieil Hugo des Misérables nous revient à l’esprit : « Maintenant, depuis quand l’horreur exclut-elle l’étude? depuis quand la maladie chasse-t-elle le médecin? Se figure-t-on un naturaliste qui refuserait d’étudier la vipère, la chauve-souris, le scorpion, la scolopendre, la tarentule, et qui les rejetterait dans leurs ténèbres en disant: Oh! que c’est laid! Le penseur qui se détournerait de l’argot ressemblerait à un chirurgien qui se détournerait d’un ulcère ou d’une verrue. Ce serait un philologue hésitant à examiner un fait de la langue, un philosophe hésitant à scruter un fait de l’humanité. Car, il faut bien le dire à ceux qui l’ignorent, l’argot est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social. Qu’est-ce que l’argot proprement dit? L’argot est la langue de la misère. »

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Langue de la misère ? De la misère lexicale. Car, comme les mauvaises herbes, chacun de ces mots en tue cinq ou dix dans son proche voisinage. On peut lire le dictionnaire de Samuel Piquet comme une succession de prétextes pour faire un bon mot sur notre époque. Ou pour la joie de voir des chanteurs contemporains se faire mettre quelques tacles. Attention quand même, car si le livre est réédité dans vingt ans, peut-être qu’un enseignant-chercheur sera nécessaire pour préciser en notes de bas de page qui pouvaient bien être Vianney et Pierre de Maere… Après tout, les époques précédentes avaient déjà leur dose de ridicule et René Etiemble, dans Parlez-vous franglais ? (1964), se moquait déjà des jeunes snobs qui se répondaient « Ready ? – Go ! » en jouant au tennis. La volonté de distinction sociale en utilisant des expressions incompréhensibles aux oreilles de sa propre grand-mère est toujours là, et le passe sanitaire, pas assez crédible car trop français, a perdu son premier « e » au plus fort en cours de route. Il n’y a que les évêques de Vatican II pour ne pas avoir compris que la messe avait perdu toute sa magie hermétique en se passant du latin.

Et, du coup, comment on fait ?

Quand on lit bien le dictionnaire, on s’aperçoit toutefois qu’il y a un fil conducteur au-delà de la succession alphabétique d’entrées. Une morale accompagne l’émergence de ces mots. Il n’y a qu’à voir le destin du mot « problématique » : « le nom commun nous ramène quelques années en arrière à l’exercice de la dissertation et sa problématique, préalable au débat dialectique ». Peu à peu, il est devenu un adjectif qui englobe toutes les choses qui posent problème, de la présence de Johnny Depp dans Jeanne du Barry au titre Les dix petits Nègres. L’apparition de ce nouveau sens va de pair avec un désir d’annuler, d’effacer. Le symptomatique « inapproprié », qui a son entrée aussi, nous envoie dans l’ambiance engageante d’une république calviniste de stricte observance.

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C’est aussi une chronologie que propose l’auteur : il montre comment ces mots entrent dans l’entreprise puis s’immiscent dans le jargon politique (c’est le cas de « coconstruire » ou de « proactif »), peut-être par l’entremise de personnalités qui ont beaucoup apporté à la sérénité de la vie politique comme Agnès Pannier-Runacher ou Virginie Calmels. C’est enfin le reflet d’une économie qui ne produit plus de biens réels et qui surexploite un imaginaire de l’action, du concret pour justifier sa propre existence. Jadis, on portait des planches de bois ; aujourd’hui, on porte « des projets, des propositions de loi, une vision de la liberté, des valeurs » ! Parfois, certains mots ont été rongés jusqu’à l’os par le jargon managérial, au point que leur usage devient suspect voire odieux : c’est le triste sort du mot « bienveillance », qui partait au départ d’un bon sentiment, et qui a fini par devenir son propre antonyme, à tel point que certains formateurs en communication s’interdisent désormais de l’employer.

Alors bien sûr, l’auteur aurait pu aussi s’intéresser à l’insupportable checker. Quand un collaborateur se vante pour la vingtième fois dans la semaine d’avoir checké ses mails, au détriment de « consulter » ou de « lire », il ne fait jamais autre chose que notre vieux pépé qui, à 11 heures 50, délaissait les choux et carottes du jardin et atteignait sa boîte aux lettres, pantoufles vissées aux pieds. Il y a aussi touchy (sensible, délicat). Dans un monde de l’entreprise qui met en avant le courage, l’audace, il faut voir la tête circonspecte d’Aurélie quand elle annonce qu’elle va faire un truc touchy. « Si je rappelle la cliente aujourd’hui, c’est touchy ». Finalement, ces mots sans sens accompagnent des activités, des métiers, des postures sans sens ; une époque qui manque de souffle et qui est obligée d’en faire des tonnes sur ces contenus inspirants et décalés. C’est peut-être Alcide dessine qui résumait le mieux cette ambiance dans une de ses vignettes :

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