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Déni de service journalistique

Parler est un besoin, écouter est un art...


Déni de service journalistique
Le journaliste Benjamin Duhamel © LIONEL GUERICOLAS/MPP/SIPA

Comme chacun sait, tout autant que les hommes politiques, les journalistes sont des faiseurs d’opinions. Dans cette tribune, Franck Leprévost analyse le langage médiatique de nos journalistes mainstream, en particulier le « DoS » journalistique.


Quelle est la mission d’un journaliste de radio ou de télévision face à un invité ? La notion qui vient le plus spontanément à l’esprit est : poser des questions. Cependant, cet aspect comporte implicitement une composante supplémentaire que l’on peut légitimement considérer comme nécessaire et même allant de soi : écouter les réponses de la personne interrogée. En outre, l’auditeur ou le téléspectateur peut également attendre des questions posées qu’elles soient de nature à permettre de comprendre la pensée de l’invité, le cas échéant à amener celui-ci à la préciser. Plus généralement, on accorde son attention dans l’espoir que l’échange entre journaliste et interlocuteur, soit se situe d’emblée au niveau des enjeux du sujet traité, soit a comme effet induit de permettre de définir ce niveau et ces enjeux.

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L’avantage de ne pas avoir la télévision – c’est mon cas – et de n’écouter que sporadiquement la radio – idem – et donc de n’avoir qu’un accès (volontairement !) limité aux agissements de journalistes sur ces médias, a deux conséquences d’ailleurs liées entre elles.

Du professionnalisme courtois au « DoS » journalistique

La première est d’être littéralement saisi par la différence flagrante entre le modus operandi de certains journalistes d’aujourd’hui avec celui des journalistes d’hier. La conception de la mission de journaliste décrite plus haut reflète une pratique voire même une éthique d’autrefois, malheureusement de moins en moins en cours aujourd’hui, et qui disparait (ou connaît une éclipse si l’on est optimiste) au profit d’une irrévérence se voulant subversive du journaliste « moderne ». La seconde est que la forme de « matraquage », qui caractérise les méthodes d’interrogatoires de certains journalistes actuels, non seulement saute aux yeux pour qui se souvient des usages d’antan, mais elle se montre sous un jour qu’un informaticien est peut-être le plus à même de nommer : il s’agit, ni plus ni moins, d’un « Denial of service » journalistique.

Précisons ce que recouvre ce barbarisme emprunté à l’informatique. Le « Denial of Service » (DoS) est une attaque classique bien connue des spécialistes de sécurité des télécommunications. Elle consiste à assiéger un service (par exemple un site web) de millions de requêtes à la seconde sans lui laisser le temps de répondre, et en se moquant totalement des rares réponses que le service peut néanmoins égrener malgré le haut degré de persécution et de pression auquel il est soumis. Si des mesures de protection n’ont pas été mises en place en amont, le site assiégé se bloquera à un moment et ne répondra alors plus à rien : l’attaque par DoS aura atteint son but. Un exemple encore dans les mémoires est l’attaque par DoS sur l’Estonie, en 2007, ayant ciblé les services gouvernementaux, les institutions financières et les médias de ce pays. Le DoS en informatique n’est donc pas la manifestation d’une soif de savoir inextinguible, mais au contraire celle d’une attaque destinée à faire taire la cible.

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Eh bien un processus et une technique similaires opèrent chez certains journalistes (pas tous) à l’égard de certains invités (pas tous non plus) avec, à mon sens, un objectif comparable au DoS informatique : coincer la cible et la faire taire. Voici quelques exemples de DoS journalistique : Éric Zemmour invité par Benjamin Duhamel sur BFM TV le 16 octobre 2023 et par Thomas Sotto sur France 2 le même jour ; à peu près n’importe quel invité de Jean-Jacques Bourdin lors de son émission Bourdin Direct (par exemple Marine Le Pen invitée le 12 janvier 2022) ; ou n’importe quel invité d’Apolline de Malherbe, sur BFM TV de nouveau. Il y en a de nombreux autres bien entendu sur diverses chaines TV ou de radio. Dans chacun de ces exemples, piochés dans un ensemble extrêmement vaste, le ou la journaliste balance un nombre incalculable de questions à son interlocuteur, lui coupe la parole de la manière la plus grossière qui soit lorsqu’il tente de répondre, et repart à l’assaut selon le même processus cyclique. L’invité s’exprime lorsqu’il peut, s’efforce au milieu du marasme de conserver le fil, alors que le journaliste se gargarise de son propre débit de questions et se moque des réponses que d’ailleurs il n’écoute pas, se plaçant en observateur à qui on ne la fait pas, regardant son invité d’un air goguenard, prenant la pose devant la caméra. J’imagine que le journaliste pourra ensuite recevoir un adoubement confraternel sous la forme de tapes dans le dos de ses collègues récompensant son numéro de cirque. Le « Denial of Service » journalistique combiné à la goguenardise condescendante sont devenus des « must » pour qui veut faire carrière.

La micro-question comme axe de défense

Cependant il me semble percevoir des failles dans ce DoS journalistique (et je m’en réjouis). Alors qu’en informatique la question posée par l’attaquant importe peu, il n’en va pas de même en ce qui concerne celles posées par les journalistes, car ils ne sont pas, eux, retranchés dans un anonymat confortable à la différence des attaquants en informatique qu’il est très difficile de tracer et d’identifier. Sous couvert de pragmatisme auto-péroré, de pseudo-réalisme de pacotille, on voit fleurir chez les journalistes dont il est question ici ce que j’appellerais des « micro-questions ». Un exemple parmi les plus flagrants et les plus récents revient à Benjamin Duhamel lors de son interview d’Éric Zemmour le 16 octobre 2023 concernant l’assassinat du professeur Bernard à Arras par un Tchétchène. Au cours de cette séance, le journaliste répète comme un mantra le mot « concrètement » suivi d’interrogations, répétées elles aussi, sur « les mesures de sécurité devant les écoles » et les « portiques ». De mon point de vue, ceci relève de la micro-question, se focalisant sur un aspect microscopique du problème. Le journaliste dégage en touche la mise en perspective proposée par Éric Zemmour et qui place cet assassinat d’un Français de plus dans le cadre, évident mais dédaigné par les journalistes dont il est essentiellement question ici, d’un jihad protéiforme sur notre sol, et appelant des mesures d’une toute autre ampleur que des portiques détecteurs de métaux devant des écoles. Le vrai sujet n’est évidemment pas les portiques (ou les plots sur les zones piétonnes pour éviter des attaques au camion comme à Nice, ou les contraintes de plus en plus strictes pour accéder à tel ou tel édifice sur notre sol), mais qui les a rendus nécessaires, qui a miné le mode de vie français, et comment combattre le problème efficacement et à la racine.

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Fébrilité et inquiétude face au réel

Bien qu’elles revêtent des formes différentes, la caractéristique commune aux micro-questions me semble être qu’elles sont le symptôme non plus d’une attaque, mais, paradoxalement, d’un axe de défense et même d’une fébrilité des journalistes dont la bien-pensance militante et l’idéologie véhiculée se heurtent au réel, en particulier si l’interlocuteur en face tient la route et refuse de s’en laisser conter. Ces journalistes rejoignent les bataillons des « élites qui se débinent devant les désastres accumulés », selon l’expression pertinente d’Ivan Rioufol (Causeur, 17 octobre 2023). Avec leurs micro-questions et leur DoS journalistique, ils se démènent pour faire oublier la part de responsabilité qu’ils ont, eux les faiseurs d’opinion, dans l’édification du village Potemkine de « l’information » qu’ils ont donné à voir et à penser pendant des années et qui se lézarde pour qui a des yeux pour voir. Ils ont raison d’être fébriles : notre époque hyperconnectée et informatisée offre des outils de plus en plus puissants permettant la traçabilité de qui a dit quoi dans quelles circonstances, de qui a tu quoi, de qui a tourné en dérision quoi. Non seulement les politiques, mais les journalistes aussi sont amenés à rendre des comptes face au désastre d’un pays, la France, désastre créé par opportunisme ou (« ou » non exclusif) clientélisme politique des uns, aveuglement consenti et propagande des autres, candeur désarmante de quelques-uns. Les tours de passe-passe intellectuels seront de bien piètres défenses et les techniques de DoS journalistiques des arnaques identifiées comme telles et vite balayées, lorsque la masse des Français s’affranchira du prêt-à-penser pour enfin, avec Charles Péguy, « dire ce que l’on voit » et s’autoriser avec courage « ce qui est plus difficile, à voir ce que l’on voit ».

Franck Leprévost est mathématicien, informaticien, et professeur à l’Université du Luxembourg, dont il a été vice-président de 2005 à 2015. Il vient de publier son premier roman Le théorème de l’ange.

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