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« De visu » de Jim Crace: à l’ouest l’Eden

Lire en été


« De visu » de Jim Crace: à l’ouest l’Eden
L'écrivain Jim Crace photographié en 2018 © Pako Mera / REX / Shutterstock / SIPA Numéro de reportage: Shutterstock40665861_000002

Lire en été: au hasard des bouquinistes, des bibliothèques des maisons de vacances, des librairies, le plaisir dilettante des découvertes et des relectures, sans souci de l’époque ou du genre.


Une critique paresseuse pourrait le comparer De visu du Britannique Jim Crace à La Route de Cormac McCarthy. Après tout, ces deux livres ont paru à peu près au même moment, au mitan des années 2000 et racontent le voyage d’un couple, celui d’un père et d’un fils dans La Route et celui de deux jeunes amoureux dans De visu à travers des mondes post-apocalyptiques.

Couple fondateur

Mais la ressemblance s’arrête là. La Route est un roman d’une noirceur totale. S’il y a le Père et le Fils, le Saint-Esprit lui a disparu: le seul but du voyage est une survie immédiate, presque animale dans une création détruite. Le pessimisme métaphysique de McCarthy est impitoyable. Il ne s’agit plus de se rendre quelque part, il s’agit de gagner une heure ou une journée parce que le Royaume n’existe plus. La catastrophe qui les fait marcher en poussant un caddie comme des personnages beckettiens dans un hiver nucléaire, est récente. Les traces de la société post-industrielle demeurent encore présentes, dérisoires et pourtant si précieuses, à l’image de ce caddie, métaphore presque trop évidente d’un consumérisme dont on mesure un peu tard la tragique absurdité.

En revanche, dans De visu de Jim Crace, on se souvient à peine de ce monde-là. On est revenu à une société exclusivement paysanne formée de communautés précaires qui vivent du troc dans une nature souvent ingrate et hostile. Et si la vision de Crace est tout aussi religieuse que celle de McCarthy, son jeune couple sera à la fin la résurrection du couple fondateur d’Adam et Eve dans un Eden qu’ils vont apprendre à se réapproprier.

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Mais avant, il leur faudra traverser cette Amérique qui vit comme on peut imaginer que l’on vivait quelque part entre la fin de l’Antiquité et le début du Moyen-Age, une Amérique encore travaillée par une vague espérance : aller vers l’Est, très loin, et trouver la mer, « le puissant fleuve à une seule rive ». On raconte chez les migrants que des bateaux arrivent d’autres continents où la vie est plus belle, qu’une fois la traversée accomplie, on débarque dans un monde où l’on n’est plus à la merci des famines, des mauvaises récoltes ou les flambées aléatoires du « flux », cette maladie qui frappe de temps à autre des groupes ou des individus et ne leur laisse que peu de chances de survie.

À la manière de Giono

Assez habilement, Jim Crace inverse philosophiquement le rêve américain. Ce n’est plus l’Ouest qui représente l’espoir, ce ne sont plus ces grandes plaines, ces forêts, ces ruines cyclopéennes des anciennes cités, ces rivières tumultueuses qui sont un paradis à conquérir. Au contraire, elles sont devenues un enfer misérable à fuir.

En se refusant à toute référence historique ou géographique, Jim Crace transforme son Amérique comme Giono transforme sa Provence. Si nous sommes dans un espace-temps que l’on peut reconnaître à l’occasion, presque par hasard, parce qu’une pièce de monnaie remonte à la surface boueuse d’une route ou qu’une paire de jumelles est trouvée dans une cabane de pêcheur, nous vivons néanmoins avec les personnages dans une contrée mythologique où nous sommes incapables de nous repérer, où les distances semblent infinies au rythme des charrettes surchargées et des juments fatiguées.

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Mais De visu est aussi une très belle histoire d’amour entre Franklin et Margaret. Franklin va vers l’Est avec son grand frère. Il boite, ce qui les ralentit tous les deux. Quand ils arrivent à Ferrytown, une petite ville qui prospère en faisant franchir le fleuve grâce à un bac, le grand frère laisse Franklin dans une colline des environs. Il ira travailler à Ferrytown pour payer leur passage. Mais Ferrytown disparaît la nuit suivante à cause d’un glissement de terrain. Franklin se retrouve seul, erre dans la forêt et rencontre Margaret, une fille de la ville qu’on a mise en quarantaine dans un lazaret parce qu’elle était atteinte du flux.

Épopée intimiste

La malade contagieuse et le jeune homme blessé vont donc faire route ensemble. Ce roman, encore une fois, renvoie à Giono autant par une formidable vision de la nature que par la force vitale qui pousse les personnages à s’aimer malgré la brutalité d’une vie où l’on a vite fait d’être réduit en esclavage ou de rencontrer d’étranges communautés religieuses qui vous nourrissent à condition que vous vous débarrassiez de tous vos objets métalliques car le métal est à l’origine de tous les maux de l’humanité.

Épopée lente, presque intimiste, De visu est une célébration de la vie et de l’amour malgré tout. A ce titre, il est plus que jamais de saison.

De visu de Jim Crace (traduction de Maryse Leynaud, Rivages)

De visu

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