À la porte du paradis


À la porte du paradis

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1. L’âme de Cioran

Dans un essai au titre alléchant, Souffrance, extase et haute folie pendant le XXe siècle, d’un psychiatre roumain, Mircea Lazarescu, je m’attarde sur le passage où l’âme de Cioran est soumise à un interrogatoire serré de la part d’un Grand Inquisiteur qui lui présente son dossier à la porte du paradis. Cioran est accusé pendant toute sa vie d’avoir ardemment soutenu dans des textes publiés en français et en roumain que :

1. La vie est une torture insupportable, d’où le désespoir et la pensée du suicide ;

2. Le fait d’être né est une malédiction ; les hommes doivent cesser toute procréation ;

3. Normalement, l’homme est un animal malade ; la santé est d’une monotonie intolérable ;

4. Il est insensé et nocif d’agir, de travailler, de s’agiter pour un meilleur avenir, de croire au progrès ;

5. Les seules choses accessibles : rester à l’horizontale et ne rien faire (seulement penser), se promener sans but le jour et la nuit, s’étendre dans les cimetières et contempler le ciel, écouter la musique de Bach et attendre les moments d’extase ;

6. Dieu est un partenaire transcendant avec qui on peut se confronter mais… il est très complexe, d’autant que, dans ses contrées lointaines, il se confond avec le Néant, le vide, de sorte que…

Et le Grand Inquisiteur de continuer : « Sur quoi vous fondez-vous lorsque vous émettez les affirmations ci-dessus ? Quels sont vos arguments, vos preuves, vos justifications ? »

Cioran : « Je ne veux convaincre personne. Ce que je dis est clair et évident. C’est à la portée de tous de le voir, de le comprendre. Pour moi, tout est limpide ! »

Le Grand Inquisiteur : « Comment peut-on arriver à l’endroit où tout cela devient si clair, si certain ? L’extase offre-t-elle des certitudes ? Et comment peut-on parvenir à l’extase ? Y a-t-il des méthodes plus recommandées que d’autres, comme le doute de Descartes, la déduction transcendantale de Kant, la mise entre parenthèses de Husserl ? »

Cioran : « Je ne veux rien entendre de ces philosophes secs et affolés de mathématiques. Quand et où les mathématiques parlent de la souffrance et de la mort ? »

2.  Ce triste fou a raison.

Il va sans dire que je me sens en accord total sur le fond avec Cioran et, oserais-je dire, avant même de l’avoir lu, j’étais arrivé aux mêmes conclusions, tempérées néanmoins par quelques légères objections :

1. Ma vie, tout comme celle de Cioran, n’a jamais été une torture intolérable.

2. Être né est certes une malédiction que je me suis bien gardé de reproduire. Mais pas pour tout le monde – surtout quand on est publié par Gallimard et qu’on a connu les palaces du monde entier avec des jeunes filles qui ne vous pourrissaient pas nécessairement la vie – enfin, pas toutes.

3. L’insomnie a été le meilleur professeur de Cioran, mais avec le Stilnox aurait-il reçu le même enseignement ?

4. Qu’il soit stupide de croire au progrès, certes. Sauf chez le dentiste !

5. Ne rien faire en attendant des moments d’extase sous le soleil, pour moi, et en écoutant Brenda Lee chanter : «  Sorry… »

6. Dieu se confond avec le Néant… c’est ce qui Le rend irremplaçable. Dieu joue-t-il aux échecs ? Bizarrement, moi qui connaissais quand même bien Cioran, je ne lui ai jamais demandé s’il s’adonnait à ce jeu divin. En revanche, je sais qu’une après-midi passée sous le soleil à jouer au tennis de table aurait été une torture pour lui. Je crois que c’est ce qu’il admirait le plus chez Matzneff et moi : notre assiduité à la piscine Deligny, qui représentait pour lui une version laïcisée de l’enfer.

Pour conclure, on pourrait imaginer le Grand Inquisiteur me dire : « Je crois que ce triste fou a raison. Notre client me fait penser aux moines des monastères qui priaient ardemment leur Dieu toute la semaine pour qu’ils soient envahis, chaque après-midi le dimanche, d’un terrible vide. »

3. Réflexions sur le bonheur

Freud disait que le bonheur n’était pas inscrit dans le programme de la civilisation. Certes. Mais nous finissons toujours par l’éprouver sous la forme qui nous plaît le moins. Il en est de même de l’amour : si l’absence de l’être aimé laisse derrière soi un lent poison qui s’appelle l’oubli, sa présence constante provoque une violente réaction immunitaire qui se caractérise par une forme de haine sourde qui peut aller jusqu’à la fuite ou le meurtre. Je signale cela juste pour terminer sur une note optimiste. Et je ne vous en refuserai pas une seconde : un nécrophile m’expliquait récemment que l’aspect le plus attirant d’un cadavre exquis est l’absence de conversation futile après l’amour. Si je cultive la frivolité, c’est sans doute pour ne pas être aperçu dans une morgue. D’autant que je préfère quand même les piscines et les petits cris des nymphettes !



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