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Alain Finkielkraut: « L’école doit rétablir le concept de sélection »

"Jean-Michel Blanquer n'est pas un ami du désastre"


Alain Finkielkraut: « L’école doit rétablir le concept de sélection »
Alain Finkielkraut. Photo: © Hannah Assouline/Opale/Leemage

Même si la marge de manœuvre du ministre, Jean-Michel Blanquer, est extrêmement réduite, on ne peut qu’approuver sa volonté de rompre avec l’esprit de la réforme pour revenir à celui de l’égalité républicaine.


Causeur : On se rappelle le plaisir que vous a procuré la grimace de Najat Vallaud-Belkacem le jour de la passation des pouvoirs avec Jean-Michel Blanquer. Si vous êtes plutôt dubitatif sur le progressisme d’Emmanuel Macron, vous avez un préjugé favorable pour le ministre de l’Éducation nationale.  

Alain Finkielkraut : C’est la première fois depuis longtemps, en effet, que la nomination d’un nouveau ministre de l’Éducation nationale me donne de l’espoir. Pour expliquer les raisons de ce relatif optimisme, il faut partir de loin. Comme le montre Tocqueville, les sociétés démocratiques mettent l’égalité au principe du vivre-ensemble : s’il y a encore, bien sûr, des maîtres et des serviteurs, des riches et des pauvres, des dirigeants et des dirigés, les frontières entre ces classes sociales ne sont plus étanches et il revient à l’école d’y veiller. Celle-ci, en démocratie, a pour ambition d’offrir le grand héritage de la culture à tous, sans distinction de naissance ou de fortune, et d’ouvrir les carrières aux talents. Mais Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, dans deux livres qui ont fait date, Les Héritiers et La Reproduction, ont montré que l’école ne faisait pas ce qu’elle disait et ne disait pas ce qu’elle faisait. Derrière le paravent de ses grands idéaux égalitaires, affirmaient ces deux éminents sociologues, l’école perpétue l’inégalité et pire encore, sadisme suprême, elle la légitimait en permettant aux privilégiés de ne pas apparaître comme tels et en persuadant les déshérités qu’ils devaient leur destin scolaire et social à leur absence de don ou de mérite. Comme le dit Jean-Pierre Le Goff dans son livre, Mai 68, l’héritage impossible, ces interprétations ont rencontré un écho considérable. L’école vit depuis lors sous le régime de la réforme et ce qui inspire cette réforme continue, c’est le souci de la justice sociale.

Si le ministre veut redonner sens au baccalauréat, il rencontrera l’opposition de toute la presse dite de gauche et il mettra les élèves dans la rue sous les applaudissements du SNES et de la FCPE

Mais la mission que vous assignez à l’école, « offrir l’héritage à tous », a aussi quelque chose à voir avec la justice sociale, non ?

Bien sûr ! Mais ce n’est pas la façon dont les réformateurs s’y sont pris. Pour faire advenir la justice, on a proclamé, et c’est là que le bât blesse, l’égalité de tout avec tout : du rap avec la littérature, de la culture des jeunes avec la culture scolaire et des modes d’expression les plus frustes avec les plus élaborés. À la fin du siècle dernier, Ségolène Royal a préconisé dès l’école primaire une pratique accrue de l’oral au détriment de l’écrit, jugé trop favorable aux enfants de milieux favorisés. La spontanéité de l’oral représentait pour la secrétaire d’État la garantie de l’égalité et de la justice sociale. Najat Vallaud-Belkacem, avec un fanatisme souriant, est allée jusqu’au bout de cette logique. Ainsi l’égalité comme « non-discrimination » a-t-elle tué l’égalité des chances, car dans l’univers dévasté qu’est aujourd’hui l’école, seuls les héritiers – ou « des » héritiers, pas tous – peuvent encore tirer leur épingle du jeu. On lit dans un rapport d’Institut Montaigne que la proportion d’élèves d’origine modeste dans les quatre plus grandes écoles – Polytechnique, l’ENA, HEC et Normale sup – a fortement chuté, passant de 29 % au début des années 1950 à seulement 9 % à la fin du XXème siècle.  

A lire aussi: N. Polony: « Aujourd’hui, un enfant de pauvre n’a aucune chance de réussir à l’école »

Et vous pensez, donc, que le ministre va mettre fin à cette démocratisation par le bas ?

Blanquer, me semble-t-il, veut rompre avec l’esprit de la réforme pour revenir à celui de l’égalité républicaine. Voilà pourquoi j’ai accueilli avec faveur sa nomination, et d’ailleurs, à peine entré en fonction, il a décidé de rétablir les classes bilangues ainsi que de sauver les langues anciennes, dont la disparition était programmée par le précédent gouvernement. Mais l’autre égalité n’a pas dit son dernier mot : si le ministre veut redonner sens à l’examen totalement démonétisé qu’est devenu le baccalauréat, il rencontrera l’opposition des élèves, ou des syndicats d’élèves, des fédérations de parents d’élèves, de la majorité des syndicats de professeurs et de toute la presse dite « de gauche ». J’ai de l’espoir, mais je sais aussi que sa marge de manœuvre est extrêmement réduite.

De plus, l’évolution de l’école n’a-t-elle pas répondu aux attentes d’une société toujours plus individualiste, toujours moins tournée vers l’effort ? L’école subit peut-être le règne des écrans et pratique une certaine soumission vis-à-vis de celui-ci, mais elle ne l’a pas inventé. Si les enfants arrivent en classe saturés d’images, ce n’est pas à cause de l’école.

Il est vrai que l’environnement de l’école lui est aujourd’hui moins favorable que jamais. Nous vivons, avec les nouvelles technologies, sous le règne de l’immédiat : tout est disponible, tout est accessible. Il est devenu très difficile de demander aux élèves un effort, de requérir leur attention, de les armer de patience, de les faire passer, pour se comprendre et pour comprendre le monde, par le truchement des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture. Le fétichisme technologique d’une partie des nouvelles élites n’arrange pas les choses.

Vous pensez aux professeurs ?

Oui, mais pas seulement. Jean-Michel Blanquer, parmi ses premières mesures, a annoncé la confiscation, pendant les heures de classe, des téléphones portables. À peine avait-il fait cette déclaration qu’un porte-parole d’un grand syndicat de professeurs des écoles protestait sur une chaîne d’information continue en disant que les portables étaient des outils pédagogiques d’une valeur inestimable. Ce que beaucoup d’experts confirment en assurant que tous les problèmes vont être résolus par la généralisation des ordinateurs et des tableaux-écrans. Ils comptent sur internet pour mettre fin à la pratique antédiluvienne du cours magistral. À tous ces fous du numérique, je voudrais rappeler que le directeur technique d’eBay, les cadres supérieurs de Yahoo, Google et Apple envoient leurs enfants dans des écoles déconnectées ! Seulement du papier, des stylos, des aiguilles à tricoter et parfois de la terre glaise. De bons vieux tableaux noirs, des pupitres en bois et des encyclopédies sur des étagères, contribuent, dit-on, à l’ambiance rétro. Car la conviction est répandue parmi ces startuppers que la technologie n’améliore pas le niveau des élèves et, bien au contraire, qu’elle les divertit et les détourne du savoir. Celui qui va sur internet a toutes les chances de se retrouver à faire autre chose que de la recherche : suivre la Bourse, les résultats sportifs ou chatter sur MSN. Les concepteurs de Google et de l’iPad sont parfaitement conscients du phénomène d’addiction qu’ils créent et ils veulent en préserver leurs enfants. Inspirons-nous de cette sagesse et sachons faire profiter tous les élèves des merveilles de la déconnexion !

Compte tenu de tout cela, le désastre à l’œuvre depuis des décennies est-il réversible ? Concrètement, peut-on faire remonter le niveau des élèves après l’avoir laissé filer ?

Je suis dubitatif, mais on n’a pas le droit de rester les bras ballants devant le champ de ruines qu’est devenue l’école. Il faut la rebâtir et l’on peut faire ce crédit à Jean-Michel Blanquer : il n’est pas un ami du désastre. Mais dans la bataille féroce qui oppose à l’école les deux idées de l’égalité, celle du grand nivellement a malheureusement pour elle d’être portée par l’idéologie antiraciste. Rétablir les humanités dans leur droit à l’âge de la diversité culturelle, c’est encourir les foudres de la nouvelle bien-pensance.  

Je crois que l’idée d’une même formation allant jusqu’au baccalauréat et à l’université pour tous les élèves n’est pas tenable

On verra déjà si les déclarations d’intention au sujet du latin et du grec sont suivies d’effets. Mais il y a un autre aspect de la pensée du ministre que l’on peut interroger : un certain utilitarisme qui va à l’encontre de sa défense des humanités et qui se dévoile, par exemple, dans son obsession pour les classements, comme celui de Shanghai.

Le classement de Shanghai est une fumisterie. Les critères, c’est le nombre de prix Nobel, le nombre de médailles Fields, le nombre de publications, majoritairement sinon même exclusivement, américaines. La qualité de l’enseignement et le niveau des élèves ne sont pas pris en compte. Il faut donc absolument se libérer de cette emprise, quitte à se faire taper sur les doigts par les médias vigilants. Mais il y a une autre difficulté, et je ne suis pas sûr que Jean-Michel Blanquer ait les moyens de l’affronter. Pour que l’école mérite à nouveau son nom, il faut impérativement rendre sa dignité au concept de sélection. « Nous demandons un enseignement secondaire très largement ouvert, écrivait Marc Bloch. Son rôle est de former des élites, sans acception d’origine ou de fortune. Du moment qu’il doit cesser d’être un enseignement de classe, une sélection s’imposera ». Ce grand discours républicain perçu comme réactionnaire. L’anti-élitisme fait rage et reporte la sélection à la fin de la première année d’université. Une masse immense d’étudiants se retrouve alors sur le carreau. Le ministre de l’Education aura-t-il les coudées franches pour mettre fin à cette hypocrisie et à cette démagogie ? C’est toute la question.

En tout cas, il a annoncé son intention de remonter le niveau du bac.

Mais aura-t-il le courage de dire que, demain, on appellera « bon cru » une année où 60 % des élèves seront reçus ? Je n’en suis pas sûr.

Certains, comme Natacha Polony, reprochent à Blanquer une vision trop libérale qui le pousserait à confondre la compétition intellectuelle avec une forme de concurrence économique et à vouloir acoquiner l’école et l’entreprise de manière plus étroite. Pensez-vous que son approche soit trop utilitariste, économiste ?

Sur cette question, ma religion n’est pas faite. Je crois aussi que l’idée d’une même formation allant jusqu’au baccalauréat et à l’université pour tous les élèves n’est pas tenable. Donc, si une certaine ouverture de l’école à l’univers économique peut aider à une meilleure orientation, je crois qu’on ne doit pas lui opposer le principe auquel, par ailleurs, je suis moi-même attaché de la sanctuarisation de l’univers scolaire. Parce qu’après, des élèves qui se retrouvent dans des études de psycho, c’est tellement grotesque.

À ce moment-là, devrait-il – et peut-être le fera-t-il – s’attaquer carrément au collège unique ?

Mais oui, je pense aussi que ce sera l’un des chantiers.

Vous êtes en contact avec des profs qui vous écrivent – ce qui prouve que la grande époque des salles des profs exclusivement peuplées de gauchistes est révolue. D’après vous, comment le monde des profs se partage-t-il entre les deux idées de l’égalité que vous avez définies ?

Je n’ai pas de chiffres. Je connais de jeunes agrégés qui veulent, quoi qu’il leur en coûte, être face à leurs élèves les représentants de la culture, c’est-à-dire, comme disait Péguy, « des poètes et des savants qui ont fait l’humanité ». Il y a aussi nombre de professeurs qui, déculturés eux-mêmes par un enseignement au rabais et galvanisés par le principe de la non-discrimination, contribuent au désastre au lieu de vouloir y résister.

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Septembre 2017 - #49

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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