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« À l’intérieur » (Inside), un film de Vasilis Katsoupis, mercredi au cinéma


Piégé!
Willem Dafoe dans "A l'intérieur" (2023) de Vasilis Katsoupis © Copyright Steve Annis / L'Atelier Distrib.

Aux prises avec un frigo qui chante la Macarena, entouré d’œuvres d’art, Willem Dafoe parviendra-t-il à s’échapper du gratte-ciel new-yorkais dont il est prisonnier? Réponse mercredi, au cinéma


« L’Homme n’a pas de Corps distinct de son âme, l’Energie est la seule vie, et procède du Corps, l’Energie est l’éternel Délice ». Extraite du Mariage du ciel et de l’enfer, le célèbre poème de William Blake paru en 1793, dont on voit Nemo (Willem Dafoe) compulser le manuscrit, la phrase revient, en voix off, comme un mantra, aux deux extrémités du film A l’intérieur.  

Un cambriolage qui tourne mal

Nemo, monte-en-l’air également artiste et bon dessinateur féru d’art plastique, s’introduit par les airs dans un immense et fastueux penthouse high tech perché au faîte d’un gratte-ciel new-yorkais, résidence truffée d’œuvres d’art modernes et contemporaines, dont on comprendra que le maître des lieux, en voyage d’affaires, est un oligarque originaire du Kazakhstan… Déguisé en ouvrier d’entretien, notre cambrioleur correspond à distance par talkie-walkie avec son complice, qu’il n’appellera jamais que « numéro 3 ». Mais voilà que le fric-frac si professionnellement planifié part en vrille : l’autoportrait d’Egon Schiele, pièce maîtresse du casse, manque à l’appel. Mais surtout se déclenche brusquement une alarme assourdissante qui tout à la fois clignote, sonne et siffle en répétant : « System/ not/ function ». Tandis que le loft se cadenasse de l’intérieur – Inside : d’où le titre. Piégé !  

« Numéro 3 » a déguerpi, bien sûr, et ne répond plus aux appels affolés de Némo, nouveau Robinson naufragé dans le périmètre insulaire d’un logis aux baies ouvertes sur l’océan du skyline, mais verrouillé comme un coffre-fort. Ce huis-clos est une performance – à tous les sens du mot. Performance d’acteur, au premier chef, car il faut une sacrée présence scénique pour tenir la distance, sans autre réplique que celles que Nemo finira par s’adresser à lui-même au fil de son lent martyre. Performance, au sens où l’inventivité de l’homme pour sa survie est, comme on le verra, sans limites. Performance, enfin, dans l’acception actuelle du mot : à mesure que, mû par l’instinct de conservation mais aussi doté d’une remarquable intelligence pratique, Nemo saccage et dépèce les lieux dans sa tentative désespérée d’évasion, il construit proprement, avec les moyens du bord, ce qu’il est convenu d’appeler une installation artistique. Jusqu’à se réaliser, au risque de la perdition, comme authentique créateur de formes.

Humour noir

C’est même précisément la belle leçon allégorique d’Inside, chemin de croix dont on ne va pas vous déflorer ici les stations. D’autant qu’une bonne part d’humour noir les anime : comme, par exemple, ce frigidaire « intelligent » qui, dès qu’on en ouvre la porte, lâche non sans ironie macabre les décibels d’une chanson latino : « dale a tu cuerpo alegria, Macarena »; ou encore, ce dérèglement climatique qui –  plaisant indice de l’anthropocène où l’humanité gravite – s’est emparé du système d’air conditionné, provoquant tour à tour, de façon incontrôlable, chaleur tropicale et froid polaire… Ou bien cette femme de ménage que le muet noir et blanc des écrans de vidéosurveillance montre au prisonnier impuissant, passant l’aspirateur sur le palier tout en chantonnant, écouteurs dans l’oreille, indifférente et aveugle à son sort… Nemo la croquera, au crayon, sur son petit carnet, en la prénommant « Jasmine »….

L’amusant, si l’on ose dire, dans ce film à la tonalité macabre, c’est que la planète des grands galeristes et collectionneurs se soit mobilisée comme fournisseurs patentés des pièces aussi onéreuses que rarissimes propres à rendre authentique cet aride décor de richissime parvenu – de Schiele à Maurizio Cattelan, en passant par Maxwell Alexandre, Luc Tuymans ou la photographe polonaise Joanna Piotrowska… Pour un autodafé en règle, par la main d’un supplicié qui trouvera son salut dans ce sacrifice quasi rituel, sous le signe de l’acte créatif : « Les chats meurent, la musique s’estompe, mais l’Art demeure », psalmodie Nemo, en guise d’épigraphe, sous les traits d’un Willem Dafoe qui, comme figure christique et artiste maudit, cultive à la perfection le physique de l’emploi.


Au passage, on ne peut s’empêcher de repenser au « Complot de l’art », cette tribune du regretté Jean Baudrillard, parue naguère dans Libération, et qui en son temps avait électrifié la profession : « mais peut-être, au fond, ne faisons-nous que nous jouer la comédie de l’art ? (…) L’art (moderne) a pu faire partie de la part maudite », écrivait le philosophe en référence à Georges Bataille, « en étant une sorte d’alternative dramatique à la réalité, en traduisant l’irruption de l’irréalité dans la réalité. Mais que peut encore signifier l’art dans un monde hyperréaliste d’avance, cool, transparent, publicitaire ? (…) Sinon de nous lancer un dernier clin d’œil paradoxal, celui de la réalité qui se rit d’elle-même sous sa forme hyperréaliste (…), celui de l’art qui se rit de lui-même sous sa forme la plus artificielle : l’ironie. De toutes façons, la dictature des images est une dictature ironique. Mais cette ironie elle-même ne fait plus partie de la part maudite, elle fait partie du délit d’initié, de cette complicité occulte et honteuse qui lie l’artiste jouant de son aura de dérision avec les masses stupéfiées et incrédules ». Et d’évoquer « les métastases du discours sur l’art, qui s’emploie généreusement à faire valoir cette nullité comme valeur (y compris sur le marché de l’art, évidemment) ».

La sobre perfection formelle de A l’intérieur (écran large, plans fixes cadrés au millimètre, bande-son superbe, signée Frederik Van De Moortel, avec des ponctuations de John Cage) s’adosse ainsi à un discours ambivalent quant aux vertus propitiatoires de l’art, tel qu’il est véhiculé aujourd’hui sous l’autorité des collectionneurs capitaines d’industrie – stade ultime de l’abstraction spéculative.  

Vasilis Katsoupis, dont c’est le premier long métrage de fiction, s’est appuyé sur un scénario signé Ben Hopkins : auteur d’un roman, Cathedral, qui raconte la construction de la cathédrale de Strasbourg, Hopkins est aussi le scénariste de Limonov, le nouveau film très attendu du Russe en exil Kirill Serebrennikov, adaptation du roman d’Emmanuel Carrère.

À l’intérieur (Inside). Film de Vasilis Katsoupis. Avec Willem Dafoe. Durée : 1h46. En salles le 1er novembre 2023




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