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Rouge piéton : l’art de l’angoisse


Rouge piéton : l’art de l’angoisse

Dans une célèbre interview télévisée, Louis-Ferdinand Céline évoque les bruits de Paris. Il se souvient de la gaieté du petit peuple parisien et de ses chansonnettes, qui cessèrent soudain, à jamais, de retentir après la Première Guerre.[access capability= »lire_inedits »] Longtemps après 1914, en 2002 ou 2003, une autre rupture acoustique a marqué l’histoire sonore de Paris, modifiant considérablement le monde concret : à partir de cette date, le chant des sirènes des voitures de police n’a plus retenti une ou deux fois par semaine mais trois à quatre fois par jour. La montée spirituelle du sarkozysme – qui n’est que l’un des surnoms éphémères du néant – a d’abord été perceptible, jour après jour, dans cette violence sonore permanente qui n’a pas cessé depuis lors. La disparition, dans l’ambiance sonore de nos villes, des derniers résidus de joie, des moindres vestiges de l’esprit « bon enfant » et de la légèreté française est l’un des traits marquants de l’époque.

Quelques années plus tôt, un autre chant vint apporter ses notes à la « musique mauvais-enfant » de ce temps. Nos feux rouges se mirent soudain à adresser aux aveugles leur célèbre mélopée désolée : « Rouge-piéton, boulevard de la Chapelle, Rouge-piéton, boulevard de la Chapelle… ». Ce dispositif, répondant aux prescriptions d’un décret d’août 1999, avait pour but de faciliter les déplacements des aveugles dans les villes, d’accroître leur « autonomie », c’est-à-dire leur solitude. De les aider, en somme, à renoncer comme tout le monde à l’usage de la parole dans les lieux publics et à atteindre le même degré de désocialisation et d’ensauvagement que les voyants.

Le règne sans partage de l’étrangeté entre les êtres

Derrière le prétexte de l’aide aux aveugles se profile pourtant un dessein évident, dont ce dispositif n’est que l’une des multiples et omniprésentes manifestations : soumettre les rues et les lieux collectifs au règne sans partage de la plus glaçante étrangeté entre les êtres afin d’accélérer leurs déplacements. A cet égard, il est évident que les aveugles sont en réalité des ennemis de la pire espèce : ces salopards osent ralentir les flux de nos villes et ne cessent, en outre, de donner lieu à des rencontres humaines parfaitement inutiles.

« Rouge-piéton, Rouge-piéton. » L’inquiétude suinte désormais à chacun de nos feux rouges et se distille en gouttes empoisonnées dans l’intimité de nos tympans. Elle naît d’abord en vertu de la durée de la répétition et, surtout, de l’intervalle beaucoup trop rapproché entre chaque répétition, grâce à cette scansion sans la moindre respiration qui insinue en nous une sorte de temporalité lunaire post-humaine. Pourtant, à ces deux égards, les feux rouges parlants n’arrivent pas à la cheville des haut-parleurs stridents annonçant les horaires des bus à la sortie de l’aéroport d’Orly. Le message qu’ils profèrent, lui, ne s’arrête vraiment jamais. Leur capacité hors norme à rendre fou et à donner envie de déguerpir doit être absolument saluée comme un chef-d’œuvre impérial(au sens tiqqunien du terme) de première grandeur.

Mais la longue plainte des feux rouges a d’autres mérites. Dans « Rouge piéton », l’insistance sur la syllabe « rou », rallongée d’une manière qui n’évoque en rien la voix humaine ni aucune habitude phonologique connue, produit tout de même son petit effet. De même, dans l’articulation de « pii-ééton », la diphtongue désunie, machiavéliquement décomposée, explosée, rajoute, elle aussi, un petit plus ingénieux à la contagion du malaise. Enfin, « rouge » et « piéton » sont tous deux prononcés avec le mouvement ascendant de la voix propre aux débuts de phrases et abruptement collés l’un à l’autre, tels deux bouts de phrases rapiécés à la hâte par un extraterrestre, faisant oublier définitivement aux passants la continuité désormais désuète du phrasé humain. Enfin, dans le fond sonore (je vous invite à aller le vérifier sans attendre), des grésillements et la respiration caverneuse de l’extraterrestre sont très nettement perceptibles.

Allez, maintenant, circulez ! Circulez, bordel, y’a rien à voir ![/access]

Décembre 2010 · N° 30

Article extrait du Magazine Causeur



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