À la hussarde !


À la hussarde !

christian millau portrait

Christian Millau a vécu une époque formidable. Dans les salles de rédaction ou les cuisines de France, le journaliste/critique/écrivain a rencontré des acrobates du stylo-plume et des funambules du cassoulet, une brigade de toute première bourre. Sur cette piste aux étoiles des années 50-80, le talent se jaugeait à une cuisson parfaite ou à une formule bien assaisonnée, le goût des aliments et des mots n’était pas encore altéré par la farce des tricheurs. Dans son dernier livre  Ravi de vous avoir rencontré, Millau, ex-1ère Classe de la rue Saint-Dominique, passe en revue gens de lettres, artistes, noctambules, personnages historiques et autres milliardaires en goguette. C’est savoureux, enlevé, vachard et nostalgique comme les plats de notre enfance. Un régal pour nos papilles lessivées par trente années de soupe, de boniments humanistes et de platitudes in-folio.

L’Homme du XXIème siècle qui barbotte dans cette épouvantable tortore retrouve une faim de loup. Au panier, les écrivains d’expression hiéroglyphe et les cuisiniers affameurs des foules. Réactionnaire à fleur de peau, 85 ans au compteur, Millau a la rancune tenace contre tous les salisseurs de mémoire. Pas touche à nos idoles que sont Blondin, Nimier, Marceau, Aymé, Haedens, flibustiers de l’édition ! Cette race d’écrivains qui entre, par effraction, dans nos vies à l’âge de quinze ans et qu’on lira jusqu’à notre dernier souffle. On en fait le serment. Car, sans eux, sans leur légèreté goguenarde, leur emballement de chiens fous, leur mélancolie pétillante, nous serions désœuvrés. A ces professeurs d’impertinence, ces stylistes d’un autre temps, Millau s’incline délicatement, souverainement. Au premier d’entre eux, Roger Nimier qui fut son patron à la revue Opéra, il réserve un portrait déchirant où l’estime et la douleur croisent le fer. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la disparition de cet esthète triste, amateur de jolies femmes et d’alcools forts, a bouleversé les hommes de cette génération-là. Blondin ne s’en releva jamais.

Très habilement, Millau analyse les relations floues entre Roger Nimier et Jacques Laurent, cette tension cordiale non exempte de quelques banderilles, qui les fit pourtant voguer (de force) sur la même embarcation. Ils n’avaient pas choisi d’être des Hussards et, pour le reste des temps, ils sont les dépositaires de ce courant foutraque sans réelle visée idéologique qui demeura le rempart le plus efficace aux rayons paralysants du Nouveau Roman et autres fadaises existentialistes. Millau se fâche quand une certaine presse bien-pensante a mis Félicien Marceau au cachot de l’histoire littéraire. Des ignorants qui ne savent pas lire, scribouillards aux cheveux longs et aux idées courtes. Qui pouvait résister à la langue syncopée de ce belge volant ? Millau en veut aussi à Chardonne d’avoir sali le couple Marceau dans sa correspondance avec Morand récemment publiée. Et cependant, comme un aveu devant le maître en écriture de La Frette, il lâche, conquis par le charme vénéneux de cet atrabilaire : «  On ose tellement peu toucher à l’œuvre de Chardonne que presque plus personne ne lit ce harpiste de la prose limpide et argentée ». Si Millau tacle Aragon, refait le portrait de Mauriac, il redonne vie à un Marcel Aymé affublé d’un costard arlequin, nous dévoile un Albert Simonin éminent latiniste ou un Brassens anar en pantoufles. On est jaloux de tant de souvenirs comme la découverte du bunker de Simenon à Epalinges en Suisse, grande demeure cauchemardesque pour ce clinicien de l’âme ou la rencontre renversante avec Arletty. Millau nous convie à un grand banquet où l’on côtoie Churchill, le Général, Sacha Guitry, Orson Wells, le milliardaire rouge, Le Pen, Bernard Loiseau ou Germaine Coty. Il va sans dire que Millau n’aime pas notre époque. Pouvons-nous lui donner tort ? Décidément, c’était mieux avant !

Ravi de vous avoir rencontré de Christian Millau – Editions de Fallois Paris

*Photo: BALTEL/SIPA.00614992_000016



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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