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Constitutionnalisation de l’IVG: Don Quichotte au pays du droit des femmes

Vertu ostentatoire embryonnaire


Constitutionnalisation de l’IVG: Don Quichotte au pays du droit des femmes
Les sénateurs de gauche applaudissent après le vote en faveur de la constitutionnalisation de l'avortement, Paris, 28 février 2024 © Jacques Witt/SIPA

Le Sénat, après l’Assemblée Nationale, vient d’adopter le projet de loi qui vise à inscrire à l’article 34 de la Constitution que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Le 4 mars, le chef de l’État réunira à Versailles le congrès pour entériner la constitutionnalisation du droit à l’avortement sous la condition d’une majorité des trois cinquièmes favorable à une telle mesure. Les feuilles ont volé, les cravates se sont agitées dans l’hémicycle et c’est une grande partie des sénateurs qui a accueilli avec liesse ce vote comme si, d’un coup, on venait de sortir de plusieurs siècles d’obscurantisme et de servitude et qu’enfin les lumières de la raison et des Droits de l’Homme étaient venus allumer une société rétrograde et patriarcale.

La menace fantôme

Le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, se satisfait de cette « nouvelle page du droit des femmes ». En quoi est-ce si nouveau ? Le droit à l’avortement en France n’est pas menacé, il peut être contesté mais la Constitution elle-même ne garantit-elle pas la liberté de conscience ? Le ministre de la Justice, en bon avocat, anticipe : «  Immédiatement l’avortement n’est pas menacé, mais il ne faudrait pas qu’il le soit ». Et niveau anticipation, le gouvernement en connaît un rayon : on l’a vu avec le vaccin et les masques.

Bref : il y avait, semble-t-il, urgence à graver dans le marbre de la Constitution le droit à l’avortement. Mais d’où venait la menace ? Il faut nous replonger presque deux ans en arrière pour y voir plus clair.

Le 24 juin 2022, la décision de la Cour suprême des États-Unis de révoquer la jurisprudence « Roe v. Wade », qui garantissait le droit constitutionnel à l’avortement dans l’ensemble des États-Unis, avait provoqué un tollé d’indignation. Il ne s’agissait cependant pas de l’abolir, comme il a été entendu, mais d’en confier la gestion à chaque Etat, la plupart étant, il est vrai, assez conservateurs sur ce sujet. En France, les personnes disposant d’un utérus (je ne souhaite pas faire de discriminations ou être cataloguée parmi les TERF…) s’étaient regardé le nombril, en se demandant quel avenir serait désormais celui de leurs ovocytes, ignorant sans doute qu’elles ne vivent ni au Texas, ni dans le Wyoming.

Norma Mc Corvey (dite Jane Roe) avec son avocate Gloria Allred, Washington, avril 1989 © Greg GIBSON / AFP

La classe politique avait usé de toute la palette du champ lexical de l’épouvante pour qualifier cette mesure, et la sororité féministe pleurait à chaudes larmes sur le sort des Américaines, alarmant leurs concitoyennes sur la défense d’un droit qui n’est pourtant, ici, nullement menacé.

Le président Emmanuel Macron avait tweeté d’emblée que « l’avortement est un droit fondamental pour toutes les femmes », invitant, par la voix d’Aurore Bergé, chef de file des députés de la majorité présidentielle, à inscrire dans la Constitution « le respect de l’IVG », décision réitérée le 8 mars 2023.

Aujourd’hui les associations féministes se réjouissent de cette adoption, estimant toutefois, qu’une vigilance devrait demeurer et que beaucoup reste à faire en matière des droits des femmes, oublieuses, dans une indignation sélective coutumière, que bien d’autres pays enfreignent la dignité et la liberté des femmes et pas seulement en ce qui concerne l’avortement, comme si ce dernier était l’alpha et l’omega de la condition féminine. Si l’avortement est interdit dans de nombreux pays, il est aussi parfois imposé comme en Inde où des femmes se voient contraintes d’interrompre une grossesse de mère porteuse, « travail » qu’elles ont choisi par misère, si le produit in utero n’est pas conforme. La liste des pays où le droit des femmes n’est même pas une question car elles sont invisibilisées et privées des prérogatives dont jouissent les hommes est longue, et les féministes se révèlent souvent bien complaisantes envers ces mêmes hommes quand ils exportent ici leurs us et coutumes, venant compromettre l’égalité hommes-femmes, pourtant constitutionnelle.   

Abandon total de notre identité

Même si l’idée d’une constitutionnalisation trônait dans la tête des plus radicales parmi les féministes, c’est bien à l’aune de  la déclaration de la Cour suprême américaine que l’idée de graver le droit à l’IVG dans le marbre de la Constitution était venue comme une urgente envie de se soulager, alors même que le parti d’Emmanuel Macron avait balayé d’un revers de main la même proposition soumise quelques années plus tôt par LFI qui en a profité pour remonter au créneau sur ce projet.

Le fait est révélateur : le monde est américano-centré. Du moins le monde occidental, gorgé de mondialisation, répugnant à toute idée de frontière, persuadé qu’il profite toujours du plan Marshall. Sortez vos mouchoirs, car quand les États-Unis éternuent, c’est nous qui toussons et prenons notre température. Sommes-nous donc devenus les vassaux de l’Oncle Sam au point de s’alarmer dès qu’un évènement se produit aux Etats-Unis, craignant d’y être soumis à notre tour ? Sommes-nous à ce point infantilisés, pour nous aligner aux injonctions morales d’un pays auquel on obéit déjà aux velléités interventionnistes et dont le melting-pot et la culture influencent et inspirent déjà les pensées de nos élites et le mode de vie de notre peuple ? Il semble que oui. Par exemple, la majeure partie de nos lois converge déjà vers un fédéralisme européen. Sans parler des velléités belliqueuses de notre président à l’encontre de la Russie qui fleurent bon la guerre froide.

En revanche, en ce qui concerne le service après-vente, on nous sert du « made in France » en veux-tu, en voilà, avec des effets de manche qui feraient passer le serment du Jeu de paume pour de la gnognotte. Est-ce l’effet du Salon de l’Agriculture ? Je ne saurais dire. « «Quand les droits des femmes sont attaqués dans le monde, la France se lève et se place à l’avant-garde du progrès » réagit le Premier ministre Gabriel Attal sur X après que le garde des Sceaux, avant la procédure des votes, a proclamé solennellement : « Les Français nous regardent et attendent que nous soyons tous collectivement à la hauteur de l’attente populaire, à la hauteur des combats passés, à la hauteur de la vocation universelle de la France », ajoutant que cette journée historique ferait de la France « le premier pays au monde à protéger dans sa Constitution la liberté des femmes à disposer de leur corps ». Cher Éric, si vous me permettez cette licence, je pense qu’effectivement les Français attendent beaucoup de choses et que vous soyez à la hauteur de vos fonctions, mais je doute qu’ils pensent en premier lieu à l’IVG au moment où on tue, on viole, on vole, le tout dans un contexte de pouvoir d’achat en berne et de recul des services publics.

Une telle décision est pernicieuse et l’érection de l’IVG en droit risque fort d’ouvrir la boîte de Pandore d’une société déjà mortifère et consumériste. La sémantique n’est pas un hasard. C’est autour de l’idée que les femmes ont le droit de disposer de leur corps que cette loi s’organise. Or, le corps ne peut pas être une propriété, il n’appartient à personne car il n’est pas un bien matériel ou immatériel – pas plus que ne pourrait l’être l’âme ou l’esprit. C’est d’ailleurs la ligne adoptée par le droit français qui pénalise tout commerce relatif au corps.

Si mon corps m’appartenait, cela supposerait d’une part l’acceptation qu’il soit vu comme un objet, donc source de possession, d’autre part la reconnaissance du droit de tout corps à disposer de lui-même. L’être qui se forme à l’intérieur de la matrice, dès lors, à qui appartient-il ? A lui-même ? A la personne qui l’héberge ? A l’inséminateur ? Qui doit prendre la décision de le vendre, l’éliminer, ou l’exploiter (car on est bien d’accord que la propriété permet de disposer d’une pleine jouissance d’un bien) ? Il est paradoxal de constater qu’à l’heure de l’enfant-roi, celui-ci n’aurait donc pas ici son mot à dire, lui qui décide par ailleurs de tout.

Pour perpétuer une société où la dignité de la personne humaine existe, il faut accepter, quoi qu’on en fasse et de quelqu’origine on la tire (divine, culturelle ou naturelle), qu’une part de nous-même nous échappe, que notre civilisation nous amène à une conception du corps faisant appel à une transcendance qui ne peut le réduire à un agencement d’organes, de muscles, de chairs, d’os et de cellules au risque d’en faire un instrument, une machine, un objet dévolu au mercantilisme et à la satisfaction des besoins primaires.

L’IVG n’est pas un droit, c’est une liberté

Si la loi française n’a pas intégré dans son bloc constitutionnel le droit à l’avortement, elle n’en a  pas moins consacré sa légitimité par le biais du Conseil constitutionnel qui, par jurisprudence, l’a garanti, soulignant simplement qu’il n’entrait pas en conflit avec les principes fondateurs de la République. Bref, il n’est pas anticonstitutionnel, ce qui ne veut pas dire qu’il doive devenir constitutionnel… En outre, la loi légalisant l’avortement, depuis 1975, date de son entrée en vigueur, n’a cessé d’évoluer, bien loin des vœux de sa porte-parole Simone Veil, allongeant à 14 semaines le délai légal et prévoyant en ce qui concerne l’IMG (Interruption médicale de grossesse, pratiquée dans des cas où la mère ou le fœtus serait atteint d’une affection grave et incurable), la possibilité d’avorter jusqu’à neuf mois – pour cause de détresse psychique, par exemple. Difficile de ne pas voir dans ces cas extrêmes et rares un infanticide, et surtout la porte ouverte à une conception de la vie inquiétante.

L’avortement n’est pas – en soit – un droit, il ne peut être conçu ainsi et ceci ne remet pas en cause son existence : il est une liberté, on oserait presque dire une tolérance, accordée aux femmes, d’interrompre pour les raisons qui n’appartiennent qu’à leur intimité une grossesse non désirée ou impossible de mener à terme. 

Il interroge sans cesse la question de la vie, ce qu’elle est, ce qu’elle vaut et ce qu’est au sens biologique mais aussi philosophique, moral et juridique un être humain. Quand le devient-on, et quand cesse-t-on de l’être ? A ce titre, le débat sur la constitutionnalité de l’avortement est inséparable de la question de l’euthanasie et de la fin de vie. Il est plus que jamais d’actualité dans un monde comptable et administratif où on trie les malades quand on ne les fabrique pas. Il est incontestable que l’embryon est déjà une vie, une « virtualité d’être humain » comme le soulignait le discours de Simone Veil à l’Assemblée nationale au moment où elle défendait la loi qu’elle portait, mais il est un être en devenir et chacun doit être et rester libre de ses convictions quant au bien-fondé de son action. A la croisée de la morale et du droit, la loi de 1975 tentait de concilier dans un équilibre périlleux la réalité de l’avortement, la détresse des femmes, la maîtrise de la procréation et en même temps la protection du fœtus et de la vie. 

Inscrire l’IVG comme un droit dans la Constitution, même si la formule employée est bien en deçà de ce que les associations réclament et laisse le champ large à de nombreuses interprétations, le dépouille de sa dimension d’intimité et de liberté pour la renvoyer à une forme d’impératif qui risque d’en faire – paradoxalement –  un droit pour les hommes de disposer du corps des femmes et de contraindre leurs volontés en invoquant non plus les droits en général mais le droit lui-même et les obligations qu’il engendre, leur permettant, par exemple de se défausser d’une paternité non souhaitée : « tu as un droit, tu n’as qu’à t’en servir, il est là pour ça ! Tu as un droit et tu ne t’en sers pas ? Mais tu n’as pas le droit ! ». Ce n’est pas sans rappeler le statut du paterfamilias à la romaine, qui peut exiger le droit de vie ou de mort sur l’être à naître… La fameuse pression sociale et patriarcale, invoquée à tout va, trouverait alors là une justification supplémentaire dans son exercice.

Entre la crainte de l’eugénisme, la tentation de créer des premiers de cordée et celle de privilégier la vie dans ses formes les plus humbles, l’avortement touche les questions les plus délicates sur la vie, son origine et son sens. Dans cette perspective, c’est dans la profondeur des consciences et le secret des situations personnelles que doit se décider ce qui apparaît, quoi qu’il en soit, un choix souvent douloureux pour la plupart des femmes.
Il faut cesser d’invoquer Simone Veil à chaque fois que la question de l’avortement se repose en la faisant se retourner moult fois dans sa tombe. Elle-même avait pressenti les limites de la loi qu’elle avait portée au perchoir et perçu tout l’enjeu qu’elle poserait dans le futur : « Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde ce caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager (…) C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame. C’est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s’il admet la possibilité d’une interruption de grossesse, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme. » (Discours de Simone Veil à l’Assemblée nationale, le 26 novembre 1976).

«C’est toujours un drame et cela restera un drame », un drame inscrit dans la Constitution. Merci du cadeau.




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