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Respecter les morts ou gagner la guerre médiatique?

C’est l’autre dilemme d’Israël


Respecter les morts ou gagner la guerre médiatique?
Kfar Saba, Israël, 12 novembre 2023 © Ariel Schalit/AP/SIPA

A 17h30, à l’initiative du député Mathieu Lefèvre (Renaissance), 120 parlementaires du groupe d’amitié France-Israël sont invités à voir à l’Assemblée nationale la fameuse sélection de 48 minutes d’images sanglantes des massacres terroristes du 7 octobre. Comment respecter les morts, contrer les négationnistes et empêcher les opinions publiques de se retourner contre Israël dans la guerre? L’Etat hébreu se demande s’il doit encore davantage augmenter la diffusion de ces images violentes. L’analyse de Sarah Gavison, docteure en histoire et relations internationales.


Faut-il préserver le respect des morts et de leurs proches en évitant de publier les pires images de cadavres sauvagement torturés et assassinés par les terroristes du Hamas, ou, au contraire, les exhiber afin de montrer au reste du monde la vraie nature de l’ennemi ? Tel est le terrible dilemme auquel Israël est aujourd’hui confronté.

Bien sûr, les médias ont montré des images de l’attaque, des témoignages de survivants, des corps emballés dans des sacs mortuaires entreposés dans des containers en attendant d’être autopsiés et identifiés, des scènes de crimes sanglantes, mais seulement après en avoir ôté, ou du moins couvert, les cadavres torturés. Israël tente de gagner l’opinion publique en montrant des images de victimes heureuses et innocentes, avant d’être massacrées, et les témoignages des survivants et des premiers secours. Les seules images de torture et de meurtre qu’on peut voir sont celles postées par les terroristes eux-mêmes. Et eux n’hésitent jamais.

Le 7 octobre 2023, des terroristes du Hamas ont franchi la frontière israélienne et fait irruption dans des villes et villages de l’Ouest du désert du Néguev, et au festival de musique Supernova en l’honneur de la paix. Précisons qu’il ne s’agit aucunement de territoires occupés, mais au contraire de terres que la communauté internationale a reconnues comme appartenant à l’État d’Israël depuis le cessez-le-feu qui a mis fin à la Guerre d’Indépendance en 1949.

Dans ces communautés, les terroristes ont massacré, kidnappé, violé, torturé, brûlé vifs des civils de tous âges, du fœtus arraché du ventre de sa mère aux personnes assez âgées pour être des survivants de la Shoah, ce qu’étaient certains. Les terroristes ont filmé leurs crimes avec fierté, pour terroriser le reste des Israéliens qu’ils ne pouvaient atteindre, et pour prouver leurs exploits afin d’obtenir une promotion au sein du Hamas et sûrement des primes financières, proportionnelles au nombre de Juifs tués et pris en otage. Ce nombre s’élève à plus de 240 otages et plus de 1200 morts, et les autorités continuent de découvrir de nouveaux cadavres dans les zones sinistrées.

La réponse israélienne n’a pas tardé : l’armée de l’Air a entrepris une campagne de bombardements des infrastructures contrôlées par le Hamas, des sites de lancement de roquettes, et des tunnels creusés sous Gaza en détournant les fonds internationaux destinés à l’aide humanitaire pour les Gazaouis, et à présent une offensive terrestre a été lancée afin d’éradiquer le Hamas à Gaza. Les victimes civiles sont nombreuses, et même s’il est difficile de les distinguer des terroristes qui ne portent pas toujours d’uniforme, il ne fait aucun doute que des Palestiniens innocents (y compris les enfants des terroristes) sont victimes de la guerre et des bombardements israéliens.

Un bébé mort est un bébé mort

Alors que le nombre de morts augmente des deux côtés, les médias du monde entier, et à travers eux les opinions publiques, mettent naïvement les morts israéliens et palestiniens sur le même plan. En quoi est-ce une erreur ? Un bébé mort est un bébé mort, quels que soient sa nationalité, son groupe ethnique, ou la religion de ses parents. Pourtant, dresser une équivalence par les nombres, plonge les morts dans l’abstraction et l’anonymat, et revient à donner une fausse image du conflit qui se déroule sous nos yeux.

Pourquoi est-ce si différent d’être une victime collatérale des bombardements israéliens et de mourir sous un immeuble qui s’effondre, que de mourir de tortures physiques, après des heures de douleur psychologique d’avoir assisté, impuissant, à la mort de ses proches eux-mêmes torturés ? Si les opinions publiques et les journalistes ne le comprennent pas, qu’ils posent la question aux terroristes du Hamas. Eux savent pourquoi. C’est même pour cela qu’ils ont filmé leurs crimes.

La première différence, c’est l’auteur des crimes : un terroriste assoiffé de sang par rapport à une décision militaire. Il n’est pas possible de se protéger des terroristes – ils sont venus jusque dans les maisons, dans les chambres des enfants, ils se sont assis à la table de leurs victimes et ont bu et mangé pendant qu’ils torturaient les parents devant leurs enfants, les enfants devant leurs parents. Ils avaient des armes à feu, ils auraient pu se contenter de les tuer. Mais non, ils ont pris plaisir à faire souffrir au maximum, et en prime à le faire savoir. Il n’y a pas de mot pour décrire les souffrances et la terreur que les victimes ont endurées.

Alors qu’en revanche, avant de bombarder les infrastructures du Hamas, l’armée israélienne prévient les civils et leur conseille de quitter la zone – ce qui n’est pas toujours possible pour eux, notamment à cause des menaces et des barrages routiers des terroristes du Hamas, qui savent utiliser les victimes civiles gazaouies pour leur guerre médiatique. Israël a les moyens de détruire Gaza sans y mettre les pieds : s’il choisit d’y envoyer son armée et de mettre en danger ses soldats, c’est pour limiter au maximum les victimes collatérales.

La seconde différence, c’est l’histoire des survivants : je ne suis pas psychologue, donc je ne peux qu’imaginer les symptômes de stress post-traumatiques que les civils de Gaza ressentent après avoir survécu à un bombardement israélien qui a tué leurs proches et détruit leur maison, mais je présume que c’est un traumatisme équivalent à ceux qui touchent les gens vivant et survivant dans un pays en guerre. Sans doute un traumatisme du même ordre que celui des Israéliens sur la bordure de Gaza qui subissent les attaques de roquettes régulières. De même nature que ce que ressentent les civils ukrainiens, victimes de cette autre guerre qui se déroule aux portes de l’Europe. Ou de n’importe quelle autre zone de guerre.

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Les survivants israéliens du massacre du 7 octobre souffriront d’un traumatisme différent : celui d’avoir été personnellement ciblés pour ce qu’ils sont, comme le prouvent les tortures qu’ils ont subies et la profanation des cadavres. Il semble important de rappeler ici que les villages sinistrés par les terroristes du Hamas étaient peuplés principalement de gens de gauche, selon la carte électorale, de militants pour la solution à deux États, pour la paix, à l’origine de nombreux projets de coopération israélo-palestinienne.

La troisième différence, c’est la signification politique des morts, le jour d’après. Chaque mort est un drame à l’échelle individuelle. Mais lorsqu’un cessez-le-feu aura été déclaré, les Palestiniens de Gaza sauront qu’ils ne risquent plus de mourir sous les bombes israéliennes. En revanche, les Israéliens, juifs ou non, savent qu’ils resteront une cible méprisée et haïe.

Les Juifs, en tant que peuple, portent déjà en eux ce traumatisme d’être ciblés parce que juifs, qu’ils ont hérité de siècles de pogroms et de violence antisémite qui a culminé lors de la Shoah. Mais l’existence d’Israël a donné aux Juifs du monde entier, même à ceux qui, n’étant pas sionistes, ont choisi de vivre hors d’Israël, un sentiment de sécurité – si cela devait se reproduire, ils auraient où aller. Et les jeunes Israéliens, nés en Israël, avaient commencé à se débarrasser de ce stigmate multigénérationnel. Cette époque est révolue : désormais même en Israël, ils ont conscience qu’ils seront massacrés dès qu’ils baisseront leur garde.

Négocier le virage anti-israélien

Pour en revenir à notre dilemme initial : Israël doit-il montrer au monde les monstrueuses vidéos des “bodycams” avec lesquelles les terroristes du Hamas ont filmé leurs propres crimes, des caméras de surveillance des villages qu’ils ont attaqués, et celles que les premiers secours ont faites en découvrant les cadavres martyrisés après le massacre ? Doit-on sacrifier le respect des morts et de leurs proches sur l’autel de la guerre de la communication pour gagner l’opinion publique internationale ?

Par tradition, le judaïsme ne montre pas les corps des morts, les funérailles ne se font jamais à cercueil ouvert, et les cadavres ne sont ni embaumés ni cosmétisés, mais nettoyés et habillés de lin blanc des pieds à la tête, afin de rendre le corps invisible. Bien sûr, toutes les victimes ne sont pas juives, car contrairement à la doxa émanant de la désinformation, Israël n’est pas un pays d’apartheid – plus d’un citoyen israélien sur cinq est un Arabe musulman, et nombreux parmi eux sont morts le 7 octobre ; de plus, beaucoup de non-juifs vivent et travaillent en Israël, notamment des Thaïlandais et des Philippins.

Quoi qu’il en soit. Par respect des morts et de leurs proches, et par tradition, la majorité de ces vidéos n’ont pas été divulguées par le gouvernement israélien – seuls les terroristes ont posté leurs vidéos de leurs propres réseaux sur ceux de leurs victimes, lesquelles furent rapidement retirées par les autorités.

Quelques jours après le massacre, lorsque les réactions initiales de soutien à Israël commencèrent à s’estomper, j’ai senti le virage anti-israélien de l’opinion publique internationale quand les médias se sont mis à traiter les morts des deux camps sur le même plan, comme si leur nombre suffisait à les définir, comme s’il existait une équivalence. Je me suis surprise à penser que peut-être Israël commettait une grave erreur en ne montrant pas ces images atroces des corps torturés et massacrés, au nom du respect des morts. C’est évidemment la voie la plus noble. Mais stratégiquement, je suis forcée de me demander si Israël ne devrait pas montrer la cruauté des horreurs commises par le Hamas ce 7 octobre, sans censure aucune.

Pendant quelques jours je pensais être seule à me poser cette question ; j’étais partagée entre le respect des morts et le besoin de frapper les esprits afin de gagner le soutien des opinions publiques pour la réponse militaire israélienne à Gaza, et pour l’existence même du seul État à majorité juive de la planète. Jusqu’à réaliser que les autorités israéliennes étaient confrontées au même dilemme. Elles choisirent un compromis : réunir une centaine de journalistes internationaux (et à présent leurs élus occidentaux intéressés) pour leur montrer une sélection  de 48 minutes, composée d’images des bodycams des terroristes du Hamas, des vidéo-surveillances des communautés sinistrées, et des premiers secours qui ont documenté leurs découvertes macabres. Mais même dans ce contexte, les autorités israéliennes ont choisi de ne pas montrer les pires vidéos de viols et de cadavres dénudés. Leur but : convaincre les journalistes que les morts massacrés par les terroristes du Hamas sur le sol israélien ne sont pas l’équivalent moral des morts par dommage collatéral des opérations militaires israéliennes à Gaza, afin qu’ils cessent de les mettre sur le même plan dans leurs reportages.  

Est-ce la bonne réponse ? Je l’ignore. C’est une étape. C’est un choix éthique. Est-ce aussi efficace, pour regagner le soutien des opinions publiques internationales, que de montrer ces images au monde entier ? Honnêtement, je n’en sais rien. Je me noie dans ces considérations éthiques et morales, alors que le Hamas se réjouit et rend public chaque mort, les morts israéliens par fierté et par haine pure, mais les morts palestiniens aussi, pour le gain politique qu’ils représentent, avec un sens aigu de la communication et de la guerre médiatique qui se joue là. Car même si Israël décidait de publier ces images, celles-ci auraient-elles l’efficacité espérée auprès des opinions publiques ? Ne risquent-elles pas d’intensifier le voyeurisme de l’horreur, tout en donnant du blé à moudre aux conspirationnistes ?


Elisabeth Lévy : « Les images du 7 octobre doivent être montrées pour endiguer le négationnisme »

Retrouvez Elisabeth Lévy du lundi au jeudi dans la matinale de Sud Radio, après le journal de 8 heures.



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Docteure en histoire et relations internationales.

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