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Plein feu sur le clair-obscur

Une peinture fort réaliste...


Plein feu sur le clair-obscur
Saint Jean-Baptiste enfant, Battistello Caracciolo, vers 1622. © Fondazione Giuseppe e Margaret De Vito per la Storia dell'Arte Moderna a Napoli / Claudio Giusti.

Le musée Granet d’Aix-en-Provence présente une quarantaine de peintures caravagesques du XVIIe siècle. Ces chefs-d’œuvre issus de la collection de Giuseppe De Vito, amateur clairvoyant, dévoilent le grand jeu de l’érotisme et du tragique de l’école napolitaine.


Le sombre zénith de la peinture italienne

La collection De Vito comporte 74 œuvres, souvent majeures, dont 40 sont présentées à Aix-en-Provence après l’avoir été à Dijon. C’est assez pour entrer dans l’univers de la peinture napolitaine du début du XVIIe. L’immersion a de quoi marquer. Il y a d’abord le jeu des lumières. Dans une même peinture contrastent violemment des clartés incandescentes et des zones sombres, voire noires. Ce qui trouble le spectateur, c’est surtout la manière dont la lumière détache des fragments de corps ou d’objets, alors que le reste se perd dans une ombre commune. Les peintres de cette mouvance ont un sens aigu du tragique, c’est-à-dire des contrastes de la vie : des femmes aux chairs sublimes sont confrontées aux pires souffrances, la grossièreté côtoie la délicatesse, les loques tutoient les taffetas…

Cette peinture n’a rien d’allégorique, de maniéré ou de distancié. Elle est, au contraire, servie par un fort réalisme : ici, un saint a les pieds sales ou les mains calleuses, là, un philosophe a la peau terriblement plissée et pendante, chose en laquelle Ribera excelle. Ces œuvres bénéficient d’une picturalité remarquable, on se délecte à volonté du jeu des glacis gras et des touches vibrantes.

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Cet univers caravagesque ou ténébriste, appelons-le comme on veut, reste un modèle et il peut faire réfléchir les artistes de notre temps. L’exposition « Immortelle » montrée récemment au MO.CO de Montpellier a réuni plus d’une centaine de peintres figuratifs actuels et il est étonnant de voir qu’un certain nombre d’entre eux renouent avec le caravagisme pour représenter des sujets contemporains.

Sensible à l’art et non à la célébrité des artistes

Arrêtons-nous sur la personnalité singulière de Giuseppe De Vito (1924-2015). Sa biographie redonne espoir dans les collectionneurs. Quand on suit l’actualité artistique, on est souvent contrarié par des enchères délirantes sur des œuvres qui n’ont pour elles que la célébrité de leur auteur. Les riches de la planète seraient-ils des sots ? Sans doute pas plus que vous et moi. Seulement, ils achètent volontiers des œuvres qu’ils n’osent pas juger entièrement par eux-mêmes. Ils intègrent beaucoup d’éléments externes à leur propre goût. Pour décrire le fonctionnement du marché de l’art, certains économistes emploient l’expression « rendements croissants d’adoption ». Cela veut dire que les produits sont désirés non en raison de leur qualité intrinsèque, mais en fonction du désir d’autrui.

Pour comprendre comment fonctionne ce curieux mécanisme, imaginez que vous arriviez dans une ville dont vous ne connaissez pas les restaurants. Le premier est vide. Vous vous dites que ce n’est pas bon signe. Vous ne vous arrêtez pas. Au second, il y a la queue et vous voulez absolument en être, certain que ça doit être savoureux. C’est une situation où vous formez votre propre idée en observant le comportement des autres. C’est exactement ce qui se passe à la puissance 1 000 dans le monde de l’art. Les collectionneurs sont conseillés, ils se renseignent sur ce que font les autres acquéreurs, scrutent le marché, etc. Un artiste émergent monte ? Il est célèbre ? De plus en plus de gens veulent l’acheter, il devient encore plus cher et plus célèbre, et encore plus de personnes surenchérissent. Il se produit ainsi une sorte d’effet Larsen. Et l’actualité artistique a ceci de triste qu’elle se réduit bien souvent à une désolante suite d’effets Larsen. Parfois, cependant, un homme a un œil, il a du goût, de l’indépendance d’esprit et se moque du qu’en-dira-t-on. Giuseppe De Vito a indiscutablement été l’un de ces hommes. Honneur à lui !

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Simple ingénieur, De Vito a envie de constituer une collection d’art ancien. Après avoir brièvement hésité entre plusieurs thèmes, il se spécialise dans le caravagisme napolitain. Le responsable du Musée de Capodimonte, à Naples, le conforte dans ce choix. Ce mouvement est alors peu apprécié et mal connu. À partir des années 1970, De Vito peut acquérir des chefs-d’œuvre époustouflants avec des moyens limités. N’oubliant pas par ailleurs sa formation d’ingénieur, il étudie méthodiquement les artistes qui l’intéressent et publie un grand nombre d’articles dans des revues scientifiques.

Caravage, l’arbre qui cache la forêt

Là où De Vito a du génie, c’est qu’il s’intéresse peu au Caravage (1571-1610), artiste le plus monté en épingle de nos jours. Pour le public d’aujourd’hui, Caravage est servi par un « narratif » romantique car on lui attribue deux assassinats, chose cinématographique. Il a aussi été abondamment vulgarisé par un historien de l’art du début du xxe siècle, Roberto Longhi (1890-1970), qui l’a « redécouvert ».

Caravage domine-t-il le caravagisme ? Ce n’est nullement une évidence. C’est en tout cas le doute qu’introduit l’exposition au Musée Granet. De nombreux caravagesques lui sont supérieurs en intensité dramatique et en beauté picturale. À commencer par José de Ribera et Massimo Stanzione mais aussi, bien souvent, Mattia Preti ou Luca Giordano. Il faut également parler de celui qui est peut-être le meilleur de tous et dont l’identité demeure inconnue : on doit l’appeler, à la façon d’un obscur artiste du Moyen Âge, « Le Maître de l’Annonce aux bergers », du sujet-titre d’une de ses œuvres.

Caravage est-il chronologiquement le premier caravagesque d’où tout découlerait ? Pas si sûr non plus. Il est accueilli à Rome par un autre artiste, Antiveduto Grammatica (1571-1626), du même âge que lui, mais beaucoup plus célèbre à l’époque. Comme d’autres à cette période, Grammatica a déjà adopté un ténébrisme tragique alors que Caravage en est encore à composer, dans le style de la Renaissance tardive, de belles natures mortes et d’aimables scènes de genre. Alors, qui est l’élève de qui ? Difficile à dire.

À voir absolument

« Naples pour passion », Musée Granet, Aix-en-Provence, du 15 juillet au 29 octobre 2023.

« Naples à Paris : le Louvre invite le Musée de Capodimonte », Musée du Louvre, jusqu’au 8 janvier 2024.

Été 2023 – Causeur #114

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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