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Voyage autour de ma bibliothèque (9/10)

Cet été, Roland Jaccard range ses livres (9/10)


Voyage autour de ma bibliothèque (9/10)
Sigmund Freud vers 1932. SIPA, AP20436288_000005

Cet été, après sa rupture, Roland Jaccard a senti le besoin de faire le tri. Il nous emmène errer avec lui autour de livres qui ont marqué sa mémoire (9/10).


  1. Philippe Sollers : Centre

Par hasard, mais chacun sait que le hasard n’existe pas, j’ai apporté avec moi chez Toraya (en français : le Tigre), un salon de thé japonais où l’on savoure de délicieux gâteaux aux noms évocateurs – Nuits de printemps ou Horizon de cerisiers – accompagnés d’un Matcha de Uji (Kyoto) au vert profond et à la saveur amère, le dernier livre de Philippe Sollers : Centre.

Je l’avais un peu délaissé, ce cher Sollers, depuis L’Année du Tigre, son journal de l’année 1999. J’avais souvent médit de lui, mais que serait la littérature sans la médisance et le snobisme ? Bref, il est là à côté de moi, fasciné par le large bol en céramique que je tiens délicatement dans la paume de ma main. C’est qu’il est plutôt chinois que japonais, l’ami Sollers. J’ouvre au hasard Centre et je lis : « J’ai mis longtemps à comprendre que j’étais un des premiers Occidentaux à être carrément chinois ». Mais il n’est pas que chinois, il est aussi un peu freudien et lacanien. Peu nobélisable certes, comme il le souligne, mais parfois facétieux, souvent érudit, toujours séducteur. Sa liaison avec Nora, une psychanalyste dans la quarantaine, est un rêve – et même un rêve qui dure, tient-il à préciser. Et nous voici donc installés sur le divan de Nora.

Pour qui a tâté de la psychanalyse, l’exotisme est au rendez-vous. L’érotisme aussi. Mais Sollers ne s’appesantit pas. Il se borne, pour titiller Nora, à citer des provocations de Freud du style : « L’infériorité intellectuelle de tant de femmes est une réalité indiscutable », ou à évoquer la veine franchement incestueuse qui coule dans tous ses écrits et qui lui vaut une mauvaise réputation de la part des coincés de tous bords.

Sollers est très drôle quand il écrit que Nora est impressionnée par la montée générale de la vulgarité chez les bipolaires, majoritairement des femmes. Elles parlent de leur sexualité de façon tranchante, ne craignant pas la crudité agressive et se trouvant beaucoup plus réussies que les bipolaires masculins. La bipolaire serait-elle notre nouvelle star ? Quant aux psychanalystes, il ne les ménage pas non plus : l’horreur de la tragédie humaine leur échappe totalement dans un confort de défense professionnelle. Lacan appelait cela « les petites pointures ». Allons plus loin : ce sont désormais « les chaussons pour bébés ».

Les romans l’ennuient et on le comprend : écrits par des femmes pour des femmes, ils sont en parfaite conformité avec la vulgarité insipide de l’époque. Sollers leur préfère les faits divers criminels. « La réalité, écrit-il, dépasse de loin la fiction en vertige. » On l’imagine sirotant un whisky et se délectant en regardant « Faites entrer l’accusé ! » ou « Chroniques criminelles ». Les criminels ont sur les écrivains un énorme avantage : ils n’écrivent pas, ils agissent. Cet auteur se plaint de la vie ? On lui épargne ce souci. Ce philosophe pérore sur la décadence ? Vous lui prouvez la Renaissance d’une rafale de Kalachnikov. Et il ne ménage personne, pas même Nora : « La psychanalyse m’assomme », lui assène-t-il. Mais il faut bien feindre de s’intéresser à ce qui passionne les femmes : elles-mêmes.

Marie, et c’est tout à son honneur, n’est pas tombée dans les gouffres de la psychologie des profondeurs. Elle a choisi un psychiatre allemand que nous surnommions le docteur Mengele. Et elle avait une passion pour les serials killers. Elle est tombée sur un serial lover. Dommage pour elle !

2. Mikkel Borch-Jacobsen : Les patients de Freud

Si j’étais encore chroniqueur au Monde, j’aurais accordé une large place au livre de Mikkel Borch-Jacobsen : Les patients de Freud. Il présente le double mérite de se lire comme un recueil de nouvelles que Schnitzer ou Zweig auraient pu écrire et de nous offrir des portraits très enlevés de trente et un patients de Freud sur lesquels nous disposons aujourd’hui de suffisamment de renseignements pour justifier des notices biographiques.

Les vies de celles ou ceux qui attendirent de Freud une amélioration de leur mal-être ne sont ni plus ni moins réussies que celles du commun des mortels. Chacun court à sa perte à sa manière – et la psychanalyse n’y change rien. Freud en était le premier conscient, même si le récit des cas qu’il livrait au public s’achevait par un happy end destiné à assurer la promotion des découvertes avec lesquelles il aspirait à conquérir le monde.

Adepte d’un nihilisme thérapeutique fort répandu à Vienne, il faisait preuve d’un cynisme roboratif. Ainsi quand Edoardo Weiss, le fondateur de la Société psychanalytique italienne, lui envoya son cousin, Bruno Veneziani, pour qu’il le prenne en analyse, Freud lui écrivit qu’une analyse, après quelques essais infructueux, lui semblait parfaitement inutile : « son avenir est sans doute de périr dans ses excès ». Il vaudrait mieux, dit-il, donner un peu d’argent à Veneziani et l’envoyer en Amérique du Sud pour le laisser chercher son destin.

Edoardo Weiss, intrigué, voulut savoir ce que Freud entendait par « trouver son destin ». La réponse fut plus directe qu’il ne l’avait imaginée : soit la prison, soit le suicide… ou quelque chose de similaire.

L’écrivain Italo Svevo qui avait suivi l’affaire en tira une conclusion pertinente : la psychanalyse est une bonne matière de roman, pas une bonne manière de guérir : « Un grand homme notre Freud, mais plus pour les romanciers que pour les patients ». D’ailleurs, on ne guérit pas de la vie. Telle pourrait être la conclusion amère et drôle tout à la fois de ces trente et un destins qui croisèrent celui de la Berggasse 19.

Moins cynique qu’il n’y paraît, je n’ai pas conseillé le livre de Borch-Jacobsen à Marie. Il aurait achevé de la désespérer. La voir s’ouvrir les veines pour sentir qu’elle était encore vivante suffisait à mon sadisme.

Elle savait que je ne pouvais rien pour elle. Il m’arrive de me demander si son actuel compagnon a réussi là où j’ai échoué. J’en doute.

Centre

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Les Patients de Freud. Destins

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