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Portrait d’une génération désemparée


Enjoy

On like, on kiffe, on love, on surkiffe parce que c’est trop bien, trop bon, trop fresh, trop in, parce qu’il faut jouir absolument, radicalement, sans entrave et sans pudeur, sans tenue ni retenue, mécaniquement et artificiellement, dans la mise en scène obscène de l’affligeante petitesse de nos existences si tristement narcissiques et tellement en proie à une insoutenable vacuité.
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Solange Bied-Charreton a choisi cette expression paillette de la novlangue festive comme titre pour mieux faire retentir l’injonction normalisante de la jouissance libertaire post-soixante-huitarde, jouissance marketée et imposée, contrôlée et vidéocastée, jouissance fantasmée, sans réelle joie ni désir sublimé.

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Et le sourire aussi large que niais du petit smiley, se fige et se crispe, ses lèvres grimacent et la rondeur du visage de l’imbécile heureux se creuse et s’allonge jusqu’à faire apparaître le masque mortuaire à la Munch, aux traits déformés par son cri de détresse poussé devant les lettres scintillantes de « l’enfer du rien », du fun dépressif.

Avec une ironie légère, un style précis et rageur, Solange Bied-Charreton plante sa plume satirique dans la toile de notre cybergénération et s’amuse à la déchirer fil par fil pour que se dévoile sa désolante inconsistance.
SBC est française et drôle, comme une madame de Lafayette version 2.0 qui égratigne cette génération hypnotisée par le simulacre de la vie numérisée, saturée d’events organisés, d’informations mutualisées et d’images outrancièrement pixélisées et lessivées par la prolifération étouffante de mots au sens profané.

Dans Enjoy, on voit la subversion de pacotille d’une blogueuse aigrie et arrogante qui se venge de son mal-être en déversant une pseudo-révolte enfumée de références pompeuses. On subit le conformisme branché d’un consultant androgyne, bisexuel, sans âge, obsédé par capter « le body moment » pour faire le buzz et jouir de son petit quart d’heure de célébrité, l’auteur montre à quel point la génération Y, emmaillotée dans ses pathologies, se décompose dans une définitive insignifiance.

Les chances de redressement de ce monde-là sont bien minces. Les remparts contre la décrépitude tombent en ruine. Les pères sombrent dans la folie, les appartements familiaux sont abandonnés et les souvenirs du temps passé sont oubliés. C’est la victoire de l’écran, totem postmoderne à la magie démoniaque, espace du blabla qui loue et qui lynche, qui informe et qui amalgame, miroir où s’émoustillent un voyeurisme vulgaire et un exhibitionnisme sordide.

Et c’est à travers la confession de Charles Valérien, figure de l’antihéros, à la croisée de Babitt et des personnages houellebecquiens, que cette vie spectrale, dépossédée de toute intériorité, se révèle dans toute sa médiocrité. Une rencontre soudaine avec le désir amoureux et la conscience anesthésiée de Charles se réveille. Sa vanité déconcertante se meut peu à peu en une lucidité décapante qui s’exprime dans un jugement aussi lapidaire que « …nous gagnions notre vie à tenter de la perdre le mieux possible. » Charles Valérien voyage à sa manière : quand sa condition de damné de l’écran le fatigue, quand sa soumission consentie au réseau social Show you l’écoeure, il va se lover dans l’obscurité protectrice des catacombes parisiennes. Et c’est là, dans la fraîcheur lugubre de la pierre et des ossements, qu’il est, enfin, possible de se retrancher des radars de surveillance et disparaître, loin des néons cafardeux de la transparence généralisée pour de nouveau respirer quelques particules de pure liberté. L’ultime révolte serait donc dans le retrait, le salut dans la désertion, la résurrection dans le creux du dépouillement ?

Solange Bied-Charreton n’y croit pas vraiment. Elle blesse au vif l’espoir de salut en pointant l’inanité de cette naïveté anar. Ces marginaux volontaires, néo-situationnistes désespérés, ont beau opposer la fureur du punk à la mollesse virtuelle, la liberté des livres à l’esclavage des écrans, la contrebande à la convention, ils ne recréent pas pour autant les conditions de survie d’une civilisation qui s’en va. Ils s’éclatent dans l’anarchie du beat, enivrés d’alcool et de chants protestataires, mais tournent en rond comme des papillons de nuits désorientés. Ils hurlent l’inconvénient d’être né, mais ça n’ira pas plus loin.

Enjoy en fait, partage le pessimisme joyeux des écrivains antimodernes dont Solange Bied-Charreton est l’ultime et convaincant surgeon.

Solange Bied-Charreton, Enjoy (Stock)



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