Sud-Soudan, ce conflit qu’on ne saurait voir


Sud-Soudan, ce conflit qu’on ne saurait voir

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Pendant quelques semaines, le monde a eu les yeux rivés sur Gaza. Comme à leur habitude, dans cette guerre de l’image, après la Libye, la Syrie, le Mali, les médias se sont focalisés sur une région du monde, sans oser détourner le regard d’un espace politique si chargé d’émotions.

Pourtant, au Sud-Soudan se joue actuellement une pièce dramatique, avec déjà 10 000 morts, 1.5 million de soudanais déplacés (la moitié serait des enfants) et plus d’un tiers de la population sous la menace d’une famine imminente. Depuis décembre 2013 s’affrontent des factions militaires rivales. Aux fidèles du président Salva Kiir (Dinka) s’opposent les soldats restés loyaux à l’ancien vice-président Ried Machar (Nuer). L’ONU évoque des crimes contre l’humanité de la part des deux camps, et craint que le conflit ne se transforme en génocide.

Comme au Moyen-Orient, les revendications identitaires sont au cœur du conflit. En 2011, le Soudan du Sud est devenu le premier pays africain à s’autodéterminer, en s’émancipant du Nord, arabisé et musulman, dont la loi islamique menaçait les populations noires chrétiennes du sud. Avant l’indépendance du pays les disputes internes au mouvement séparatiste développaient déjà une dimension tribale, à l’instar de la rivalité entre Machar et Garang, qui avait provoqué à partir de 1991 une guerre dramatique entre Dinka et Nuer, avec plus de 300000 morts à la clé.

Les germes du conflit actuel étaient donc présents : Garang souhaitait voir un Sud-Soudan unifié alors que Machar appelait à l’auto-détermination du Sud. La logique d’un système ethnique, dans ce type d’Etat unifié, encourage la violence par une logique de vengeance et de punition collective. Pour un individu tué dans un camp, une autre personne devra être éliminée dans l’autre, avec ses conséquences sur les générations futures. Lorsque les soldats Dinka s’attaquent à des femmes et à des enfants Nuer, ils savent que ces enfants chercheront à venger leurs pères assassinés quand ils auront grandi.

Parallèlement à ces luttes intestines se joue un conflit à plus grande échelle, étouffé par l’enjeu pétrolier, dans une région disposant de la troisième plus grosse réserve d’or noir d’Afrique subsaharienne. Si les intérêts des Etats-Unis et de la Chine sont en jeu, on ne peut pas parler d’affrontement entre américains et chinois, car Beijing s’inquiète surtout des enjeux économiques du conflit, alors que ce sont les intérêts politiques (notamment la lutte contre le Soudan musulman d’Omar al-Bashir) qui dessinent les contours de l’influence américaine.

La Chine est devenue un acteur économique majeur au Sud-Soudan, comme partout en Afrique, notamment en s’établissant au cours des cinq dernières années comme le premier partenaire économique du continent. 400 milliards de dollars ont été  investis dans des projets de construction, aboutissant sur 2200 kilomètres de chemins de fer et 3500 de routes nationales. Au Sud-Soudan, les milliards investis par la Chine ont permis de construire des infrastructures et de soutenir le secteur pétrolier. Alors que cette puissance économique a émergé en Afrique, Washington a injecté des milliards de dollars d’aide humanitaire et d’assistance militaire quand il fallait soutenir la sécession entre le sud et le nord du pays. L’objectif, pour les Etats-Unis, était double : garantir une source stable d’énergies en Afrique, et servir les intérêts militaires du pays.

La guerre civile actuelle est donc symptomatique de l’échec global des tentatives d’accompagnement des constructions nationales de la part des américains, que ce soit en Asie avec l’Afghanistan, au Moyen-Orient avec l’Irak, ou maintenant en Afrique. Si on doit relever les causes économiques du conflit (notamment la chute de la production du pétrole, qui représente 90% des revenus du pays), il ne faut pas minorer l’importance capitale du facteur ethnique dans une région qui voit s’affronter ces mêmes factions rivales depuis l’indépendance du grand Soudan.

De manière plus globale, quand on analyse la question  ethnique, on peut aussi se demander si le modèle étatique moderne est véritablement adapté aux sociétés africaines. Le Sud Soudan, avec sa diversité ethnique immense, est un microcosme de l’Afrique. La colonisation a légué à ces sociétés l’Etat-nation, alors que les frontières précises dessinées par les colons oubliaient souvent les réalités ethniques de ces terres occupées.  S’il faut donc remettre en cause ces frontières coloniales, on peut se demander jusqu’où la critique du principe d’intangibilité de ces frontières doit aller. Création coloniale britannique, le Soudan est composé de 56 groupes ethniques, répartis en plus de 600 tribus. Si cette entité n’a jamais constitué une nation, alors il est nécessaire de se demander jusqu’où doit aller sa fragmentation politique, et en ce sens s’interroger sur la notion de peuple, sur ses lignes et son dessin, surtout lorsqu’on appelle au droit des peuples à s’autodéterminer.

Le problème des nationalismes et des peuples africains se situe au cœur de ces dessins de frontières aléatoires, mais chaque nouveau dessin, d’un nouvel oppresseur, d’un nouveau colon, aussi africain soit-il, constitue pour cet occupant de nouvelles résistances potentielles.  Ces communautés déterminées dans l’adversité, « communautés imaginées » par le force créatrice de la frontière ou de l’oppresseur,  constitue un problème pratique, insoluble, qui résiste à vingt-cinq siècles de philosophie politique: qu’est ce qu’un peuple ?

Plus largement il faut placer ce débat dans un contexte théorique plus large, en abordant ces questions sous l’angle du tribalisme et du nationalisme, mais aussi en évoquant fédéralisme et panafricanisme. L’Etat-nation, au regard des tentatives africaines depuis leurs indépendances, ne semble pas être le plus adapté au pluri-ethnisme du continent, et il serait temps d’envisager de se tourner vers d’autres modèles politiques.

Peut-on envisager sérieusement une fédération sud soudanaise, avec une autonomie accrue des groupes ethniques, et une meilleure représentation des minorités du pays ? Les chefs militaires seraient-ils prêts à réduire le pouvoir politique central pour en redistribuer une part à des pôles ethniques décentralisés ? Bascom évoquait déjà, dans les années 1950, comment les intérêts privés des leaders politiques et de leurs partis constitueraient un obstacle à l’émergence de fédérations d’ethnies au sein des récentes nations africaines. Une intervention accrue de la communauté internationale semble indispensable pour faire pression sur les deux chefs militaires, afin qu’ils puissent réfléchir à une solution de paix durable pour leur communauté politique, mais aussi pour leurs ethnies respectives. Alors que les Nations-Unies évoquent la pire crise alimentaire dans cette région du monde, il  paraît nécessaire de mettre la situation sud-soudanaise en lumière, afin d’éviter que cette crise catastrophique pour l’Afrique ne se prolonge.

*Photo : Daniel Karmann/AP/SIPA. AP21428330_000002. 



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