Ségolène, Anders et le nucléaire


Ségolène, Anders et le nucléaire

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Elle s’appelait Micheline. Le 5 juillet 1946, cette danseuse du Casino de Paris présente le « plus petit maillot de bain du monde » à la piscine Molitor.  Le concepteur de ce bout de tissu  est un ingénieur automobile, Louis Réard, qui travaille malgré tout aux folies Bergères, dans la boutique de maman.  La pièce tant attendue s’appelle Bikini. C’est qu’il fallait lui donner un nom. Et pour nommer « cette étoile de David explosée (Fabrice Hadjadj) », Réard a choisi la référence au nucléaire. Bikini est en effet l’île où les Américains viennent de réaliser leurs derniers essais.

Ce qui semble le plus anecdotique-une simple pièce de tissu- recèle dès le départ une catastrophe. Lorsque Micheline Bernardini  dévoile sa fine  étoffe, on ne sait plus tellement s’il s’agit d’un essayage, ou tout simplement d’un essai. Coïncidence, l’inventeur du deux pièces, Jacques Heim (couturier d’Yvonne de Gaulle) avait appelé son invention « atome ». Quelques dix années plus tôt,  le bonhomme avait senti qu’on rentrerait dans l’ère de la déflagration.  Sur nos plages, donc, les poussières radio actives atteignent les grains de sables et s’y dissimulent.

Dès 1956, le philosophe Günther Anders est le premier à décrire ce phénomène. L’intrusion de la technique dans notre intime fait désormais parti de notre quotidien.  Dans son œuvre majeure L’Obsolescence de l’homme, deux concepts nomment cet avènement terrible. La « familiarisation » et la « distanciation ». La distanciation, c’est lorsque  le « proche devient lointain ».  Quand, par exemple, votre femme se croit aux Caraïbes, alors qu’elle est à Dreux,  assise tout près de vous dans le canapé du salon. Si autrefois notait Anders, la carte postale miniaturisait l’endroit qu’elle représentait, la télévision ajoute quelque chose de plus au processus : elle dissimule aussi votre canapé. Exit le chien, la plante verte, le mari. La familiarisation , c’est lorsque  le « lointain devient proche ». Quand, par exemple,  votre fille tutoie ses héros de séries, ou qu’un atoll tropical s’octroie le nom de son maillot de bain.

Sur la plage, le risque de  « la destruction massive » charrierait jusqu’à son vocabulaire macabre. Votre femme est dorénavant une « bombe », voire « un avion de chasse ». Et puisqu’il a désormais sa « target », votre voisin de serviette peut choisir de « s’éclater », toute la nuit, s’il le veut bien. La langue est devenue  une rampe de lancement. Le « s’éclater » rapproche désormais le «  clubber » du kamikaze. L’opération commerciale n’est pas si loin de l’opération suicide.

Pour Günther Anders, la logique technique en a donc contre le corps. Et plus précisément contre le corps sexué. La menace nucléaire jette l’opprobre sur les naissances à venir, puisque toutes sont désormais placées sous le signe de l’« extinction massive ».  Si nous ne vivons plus dans une « époque » mais dans un « délai », à quoi bon transmettre la vie ? À quoi bon faire vivre le mioche sous l’horizon de la bombe ? Impossible de se projeter sans vouloir aussi se jeter.

Pourtant, dirait l’optimiste, nous continuons de mettre au monde et d’emprunter à crédit sur quinze ans. Y va-t-il d’une inconscience qu’on pourrait soigner chez le psy ? Niet, nous dit Anders. La bombe et l’appareillage technique agissent de façon « supraliminaire ». Ils sont trop grands pour que nous puissions nous représenter les effets. « Nous somme les seigneurs de l’apocalypse.[…] C’est facile à dire. Mais c’est si monstrueux qu’en comparaison, toutes les vicissitudes de l’histoire semblent anecdotiques. »

De quoi s’ouvrir les veines, dans un hôtel miteux de la Nouvelle Orléans. Le cas de Claude Ethearly, l’un des trois pilotes survolant Hiroshima le 6 aout 1945, est le plus symptomatique. « Little boy », la bombe qu’il ordonne de larguer sur la ville, le hante jusque dans sa firme pétrolière, où il a refait sa vie. Hiroshima est partout. Héros national aux Etats-Unis, il vire pourtant à la folie nerveuse. En 1959, alors que le traumatisme le tient enfermé en hôpital psychiatrique, il accepte de correspondre avec Günther Anders. Le philosophe en tirera des conclusions qu’il pressentait dès 1945 : « face à l’idée de l’apocalypse, notre âme déclare forfait ».

La bombe n’a pas sauté ? Elle reste « suspendue au dessus de nos têtes » corrige Anders.  Les centrales, quant à elles, menacent de craquer. En 1986, après Tchernobyl, le philosophe  fait paraître un essai qui vient de nous être traduit et dont l’actualité est brulante.  La violence, oui ou non, n’intègrent pas seulement l’industrie du nucléaire dans sa critique, mais élargit  son analyse aux firmes de la chimie ou du béton. Depuis 1986, rien n’a pu invalider l’urgence dans laquelle Anders nous plonge. Fukushima étant la dernière monstruosité.  Les fleuves ont été intoxiqués, les champs pollués, les aéroports ont fleuris parmi les bêtes sauvages, et les nouvelles technologies persistent à isoler les individus en créant une armée de sociopathes déshumanisés. Enfin, les concepteurs des centrales nucléaires, – certains se sont peut-être recyclés dans le tanga et le monokini-, n’avaient pas prévu à l’origine que les réacteurs pouvaient être démontés et qu’il allait falloir stocker les déchets.

Telle est la situation profonde de l’homme et de la technique. Or, le 30 juillet dernier, en conseil des ministres, le projet de loi sur la transition énergétique a été adopté.  Ségolène Royal, ministre de l’Ecologie, y avançait ceci : « la France a fait le choix du nucléaire ».

Vient également de sortir : La violence oui ou non, Günther Anders, Fario, 2014.

*Photo : wikicommons.



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