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Reggiani, ou le temps retrouvé

Les tubes de l'été (2)


Reggiani, ou le temps retrouvé
Serge Reggiani (1922-2004), photographié en 2003 © Images Distribution/NEWSCOM/SIPA

Les chansons de Sophie, série d’été


« Votre fille a vingt ans, que le temps passe vite ». À l’heure où j’écris ces lignes, ma fille aura vingt ans dans quelques mois. Je lui ai fredonné cette chanson tout à l’heure, à table, et bien sûr les larmes me sont montées aux yeux. Ce qui me valut un regard mi-exaspéré, mi-attendri. Il m’est donc venu comme une évidence qu’il fallait que j’écrive sur Serge Reggiani. Reggiani, c’est une affaire de famille. Mes parents l’écoutaient beaucoup. Je me souviens de ce 33 tours, de la photo sur la pochette : un gros plan en noir et blanc de son visage, la clope au bec et l’air nonchalant. La photo d’un mec qui savait tout de la vie, de ses chagrins, de sa violence, mais aussi qu’elle vaut la peine d’être vécue. « Comme la vie est lente, et comme l’espérance est violente. » Ce sont là des vers du Pont Mirabeau d’Apollinaire, que Reggiani déclame superbement en introduction de Sarah, la femme qui est dans son lit et qui n’a plus 20 ans depuis longtemps. Le verbe « déclamer » n’est pas, à mon sens, approprié, il fait trop académique. Reggiani ne déclame pas. Il est la poésie. Comme si Baudelaire, Rimbaud ou Apollinaire avaient écrit des poèmes pour que ce fils d’immigrés italiens, dont le français n’était pas la langue maternelle, les fixent pour l’éternité.  Pour les faire découvrir à la petite fille timide et rêveuse que j’étais.

Reggiani, l’interprète ultime

Il est difficile pour moi de choisir une de ses chansons, j’en connais plusieurs par cœur, toutes me submergent d’émotion lorsque je les écoute (je défie n’importe quel parent de ne pas verser une larme à l’écoute de Ma fille). Cependant, si je devais faire un classement, L’Italien serait en tête. Tout simplement parce que cette histoire d’un homme qui est parti chercher ailleurs ce qu’il possédait déjà, l’amour, est tragique et banale comme la vie.  « Là-dessus le temps a passé, quand j’avais le dos tourné. » Ces mots-là résonnent en chacun de nous, « on fait tous la même prière, on fait tous le même chemin », chante Barbara, une âme-sœur de Sergio l’Italien. Cette chanson nous ramène à notre triste condition de mortels. Nous ne pouvons pas rebrousser chemin, rarement rectifier le tir. À mon sens, Reggiani, n’est pas seulement un interprète d’exception, il est l’interprète ultime. Il incarne chaque mot qu’il chante, avec précision, l’émotion toujours juste et intense, le pathos en sourdine cependant ; il y en a suffisamment ici-bas du pathos, pas la peine d’en rajouter. En écrivant cette chronique, en me laissant guider par mes mots, je m’aperçois que Reggiani est finalement le chanteur du temps qui passe. Du temps assassin, mais qui peut aussi devenir notre allié, la vie continue malgré tout : « On s’est quitté parents on se retrouve amis, ce sera mieux qu’avant, je n’aurai pas vieilli, je viendrai simplement partager tes 20 ans » chante-t-il dans Ma fille. Et puis il y a, évidemment, cet hymne à l’amour de la vie : Le temps qui reste : « Combien de temps encore ? Mon pays c’est la vie. »  Bien sûr, là, je pense à ma mère, je me souviens des soirées que nous passions ensemble à écouter Reggiani, que la camarde aille se faire foutre pour l’instant, que je puisse m’engueuler avec elle pendant des années encore ! L’alcool fut hélas le compagnon de route de Serge, comme il le fut pour l’autre grand Serge. « Ce soir je bois, heureusement je ne suis jamais ivre, cette nuit je vais écrire mon livre, il est temps, depuis le temps », chante-t-il dans La Chanson de Paul, qui n’est pas, finalement, une chanson sur l’alcoolisme, mais sur un homme qui boit, tout en s’accrochant à la vie. Toujours.

A relire : Marie Laforêt, la douceur tragique

La vie. Je ne sais combien de fois j’ai écrit ce mot dans ce texte déjà, comment il s’est imposé à moi, sans que j’aille le chercher. Reggiani, malgré ses tragédies, le suicide de son fils Stéphane, l’exil pour échapper au fascisme, a toujours eu la vie chevillée au corps. Violemment. « Je voudrais revivre ces heures, d’espérance et de désespoir, ces nuits blanches, ces matins noirs. Un vrai bonheur » (Si c’était à recommencer.) Pour ma part, j’en suis à ce moment de l’existence où « l’enfance se fait lointaine, comme un pays d’où l’on s’en va. » Quand j’étais enfant, lorsque j’écoutais L’Italien, je comprenais « tellement là » au lieu de « tellement las ». Serge a été, et sera encore, tellement là dans ma vie.




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est enseignante.

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