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Frédéric Beigbeder: «La cocaïne, c’est la drogue de la débandade»

Entretien avec Frédéric Beigbeder


Frédéric Beigbeder: «La cocaïne, c’est la drogue de la débandade»
Frédéric Beigbeder © Hannah Assouline

Au grand dam des apôtres de #MeToo, l’auteur de 99 francs se met à nu dans un essai rempli de souvenirs et d’aphorismes sur la « partouze permanente » qui habite son cerveau. On y apprend au passage que s’il est beaucoup drogué durant des années, c’est pour calmer sa frénésie sexuelle, et pas pour battre des records de sybaritisme.


Causeur. Tout d’abord, permettez cette question pro domo. Votre livre commence par le récit de l’intrusion à votre domicile, en 2018, d’un commando néoféministe. Votre crime n’était pas seulement d’avoir signé notre pétition « Touche pas à ma pute », c’est vous qui nous en aviez donné l’idée ! Vous nous en avez voulu ?

Frédéric Beigbeder. Mais oui, c’est vrai, tout ça, c’est de votre faute… (rires) Non je ne vous en veux absolument pas ! Et je continue de penser que notre combat commun, et perdu, contre la pénalisation des clients de la prostitution, était un combat juste. C’est ce que disent du reste les dirigeants de Médecins du monde ou du Strass, le syndicat majoritaire de la profession, très inquiets au sujet des conditions des travailleurs et travailleuses sexuels, encore plus précaires depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2018 qui punit d’une amende de 1 500 euros toute personne ayant recours à leurs services. Ce n’est certes pas le combat de ma vie, mais si on vous disait « être boulanger, c’est légal, mais attention quand vous achetez du pain, vous êtes un délinquant », ce serait terriblement absurde et hypocrite, n’est-ce pas ? Eh bien, un tel principe, appliqué à la prostitution, a hélas été voté à l’unanimité par l’Assemblée nationale.

Revenons-en au livre. Comme son titre l’indique, il porte essentiellement sur la sexualité, notamment l’obsession sexuelle masculine, et la vôtre en particulier…

Je prends effectivement mon cas pour une généralité. (rires)

Vous dites que les écrivains homosexuels peuvent être très crus sur ce sujet, alors que les romanciers hétéros, tels que vous, ont plus de réserves…

Plutôt que de crudité, je parlerais d’honnêteté. Certains écrivains homos, comme mon ami Guillaume Dustan, comme Arthur Dreyfus ou Renaud Camus à ses débuts, parlent sans hypocrisie de leur frénésie sexuelle. Tandis que les hétéros assument moins leurs désirs. Il y a des exceptions, bien sûr. Parmi mes écrivains favoris figurent de très grands obsédés, comme Henry Miller, dont la trilogie Sexus est quelque chose d’hallucinant. N’oublions pas non plus les deux Charles, Bukowski et Baudelaire. Seulement, ces auteurs restent des cas isolés, et je n’ai pas d’explication à ce mystère. Mais avec ce qui m’est arrivé depuis la sortie de mon livre, j’ai vu combien il est compliqué de parler de sexualité hétéro dans notre société.

De quoi voulez-vous parler ?

J’ai subi un déferlement de haine sur les réseaux sociaux, avec des menaces de mort. Des militantes ont même tagué la librairie Mollat à Bordeaux et tenté d’empêcher la conférence que je devais y donner. Il existe donc une tentative de censure sur mon livre, qui dit pourtant des choses très banales. Mais voilà, des gens veulent qu’il n’existe pas.

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Il y a, dans ce livre, un chapitre sur la cocaïne, substance que vous connaissez bien. Contre toute attente, vous n’en parlez pas comme d’un dopant érotique, qui rendrait moins timide et plus performant au lit. Vous dites au contraire que la cocaïne calme la libido.

Exact. On a une image complètement fausse de la cocaïne. La drogue qui excite, c’est le viagra. Alors que la cocaïne, c’est un anesthésiant, un anti-aphrodisiaque. C’est la drogue de la débandade. Si je devais expliquer sociologiquement son succès à la fin du siècle dernier, je m’interrogerais sur les liens avec l’épidémie de sida. À cette époque, on cherchait peut-être inconsciemment un moyen d’avoir moins d’érections. Un peu comme quand on donnait du bromure aux conscrits, pour calmer leurs ardeurs. La cocaïne a peut-être été le bromure des fêtards en danger des années 1980.

Vous écrivez aussi que la cocaïne « anesthésie le chagrin d’être coupé du monde merveilleux des femmes inconnues »

Pour se trouver des excuses, tous les toxicomanes essaient de théoriser leurs mauvaises habitudes. Donc il ne faut pas nécessairement me croire sur parole. Mais quand j’avais une vie moins rangée, il est vrai que je me justifiais souvent en disant : puisqu’on ne peut plus se draguer, alors on va se droguer.

La cocaïne est donc une fuite ?

Une fuite, oui. Mais c’est aussi une quête. De quoi ? Je l’ignore. Je me suis demandé si je ne cherchais pas dans la drogue non pas une autre réalité, mais une manière plus intense de voir la réalité. J’ai aussi été frappé par le mot de l’écrivain américain Jay McInerney, selon qui sa génération, celle des baby-boomers, a survécu à la « guerre de la drogue ». Nous qui sommes les premiers êtres humains à avoir connu un monde sans conflit armé, n’avons-nous pas voulu malgré tout nous mettre en danger en nous droguant, à la manière de ceux qui font de l’alpinisme ou qui conduisent des motos à deux cents à l’heure ? Ce besoin de tutoyer la mort est probablement inhérent à la condition humaine.

Cela dit, vous écrivez aussi que la cocaïne est la seule drogue qui donne l’impression de tout contrôler. Que voulez-vous dire ?

Je ne sais pas si vous avez essayé ce produit, et je vous le déconseille, mais son principal danger, c’est qu’il donne confiance en soi. On se sent important. On reconnaît d’ailleurs souvent les cocaïnomanes à leur vantardise. Ils disent beaucoup de bien d’eux-mêmes et, pire encore, ils le répètent tout le temps. Non seulement ils sont mégalos, mais ils sont mégalos en boucle ! C’est pour cela que la cocaïne menace tant les gens timides, fragiles, peu sûrs d’eux. Comme Yves Saint-Laurent par exemple, qui devait être hypersensible et se sentait sans doute à l’abri, un peu moins vulnérable, quand il en prenait. C’est pareil pour Françoise Sagan, je pense.

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François Sagan dont vous jugez que les meilleurs romans sont les premiers. Voulez-vous dire que la drogue a gâché son talent ?

C’est un peu sévère et c’est un débat purement littéraire. Mais j’ai l’impression que le charme, l’insolence et la légèreté teintée de cynisme de ses romans de jeunesse, disons jusqu’à La Chamade, ont perdu ensuite en virtuosité. C’est assez triste à dire, mais c’est la réalité. Ensuite, je n’ai pas la prétention de tout réduire à la drogue. Je remarque juste que son écriture s’est abîmée après son accident de voiture. Elle s’est alors retrouvée à l’hôpital, où on lui a donné de la morphine, et puis elle a basculé dans la cocaïne.

En parlant d’accident de voiture, vous mentionnez également dans votre livre Pierre Palmade, dont vous remarquez qu’il est votre « sosie ». Qu’avez-vous ressenti quand vous avez appris qu’il avait brisé la vie d’une famille en provoquant un accident sous l’effet de la drogue ?

J’ai pensé qu’il devait être extrêmement malheureux d’avoir causé une tragédie pareille. J’imagine qu’on ne peut pas se remettre d’avoir fait autant de mal à des gens. J’ajoute que quand on est célèbre, en plus de la prison, on a une double peine : la punition médiatique. C’est comme ça. Je n’ai pas grand-chose d’original à rajouter. Si ce n’est que je suis par principe opposé aux lynchages, c’est même le sujet de mon livre. Dès qu’il y a une meute contre quelqu’un, j’ai tendance à me sentir solidaire du camp adverse.

Aujourd’hui, la cocaïne serait passée de mode. Comment l’expliquez-vous ?

C’est normal. Il y a des modes dans tout. Dans l’habillement comme dans la drogue. Mais je dois reconnaître que je ne me suis pas tout de suite rendu compte que la cocaïne était devenue ringarde. J’avais connu la période précédente, celle où, quand vous proposiez à des amis d’aller s’enfermer avec eux dans un endroit pour « taper », c’était le sommet du glamour. C’était célébré au cinéma ou dans les romans. Et puis au début des années 2000, ça a commencé à être un truc de boomer minable, de vieux dégueulasse, comme dit Bukowski. La cocaïne est passée du statut de « glamour » à celui de « pathétique ». Et comme je suis très influençable, et que j’ai toujours envie d’être dans le coup, je me suis finalement dit que je devais absolument arrêter cette chose.

L’heure du bilan est donc arrivée. Qu’avez-vous perdu en vous droguant ?

Par esprit de contradiction, je vous dirais d’abord que j’en garde aussi de bons souvenirs. J’ai connu des moments de drôlerie, des nuits interminables, dont je ne me souviens pas mais que je ne renie pas. Ne transformez pas mon livre en ouvrage de morale ! Je ne suis pas une bonne sœur. Mais pour répondre à votre question, je dirais que la cocaïne m’a fait perdre du temps et de l’argent. Que ça fatigue beaucoup aussi. Que ça ne donne pas de talent. Que ça rend même un peu con. Et que c’est très mauvais pour la santé. Bref, j’ai passé l’âge de ces bêtises. Ça va quand on a 20 ans. Mais ça devient grotesque quand on approche des 60.

Cela dit, vous écrivez qu’on ne peut jamais s’estimer vainqueur de l’addiction.

C’est une règle qui s’applique à n’importe quelle drogue. À l’alcool aussi. Et même au sucre. Je peux vous en parler car, m’étant récemment découvert diabétique, j’ai dû arrêter les pâtisseries en même temps que la cocaïne. C’est un combat quotidien. Il faut se protéger contre les tentations. Essayer de tenir jusqu’au jour suivant. Vous voyez, il est à présent 14 h 20, je suis dans ma maison avec mes enfants, je ne suis donc pas menacé. Mais ce soir, passé minuit, si je sors avec des amis toxicos, je serai en danger. Je ne dis pas que je dois fuir toutes les occasions, mais j’essaie de les espacer. On apprend cela aux Narcotiques anonymes, dont le programme, en 12 étapes me semble-t-il, est assez bien fait.

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Vous participez à des réunions des Narcotiques anonymes ?

Bien sûr. Et ça fonctionne. On y rencontre des gens dans la détresse. Ce sont des séances au cours desquelles chacun peut témoigner de son cas. Ils appellent cela des « partages ». On s’exprime à tour de rôle. On n’a pas le droit d’interrompre celui qui parle. Certains ont perdu leurs amis, morts d’overdose. D’autres ont été quittés par leur femme. Il y a aussi ceux qui ont été mis à la porte de leur travail, ceux qui ont fait de la prison et ont des enfants qui ne leur adressent plus la parole. Et on se dit qu’on n’a pas envie d’en arriver là. Pour un romancier, c’est une mine d’or.

On dit qu’il y a aussi une dimension religieuse dans ces réunions.

C’est vrai. Ce n’est pas ce que je préfère. Il y a un embrigadement presque sectaire, assez flippant. Je n’étais pas au courant de cela. Mais ça ne retire rien à l’intérêt de ces « partages ».

Écrire sur cette question vous a-t-il aidé à vous en sortir ?

Non. Si j’ai écrit le chapitre « Adieu la coke », c’est parce que je n’avais rien lu de tel dans la littérature, notamment anglo-saxonne, que je connaissais à ce sujet. J’ai voulu raconter de la façon la plus sincère possible comment on découvre la chose, pourquoi ça nous plaît, comment on s’enfonce dedans, et pourquoi ça devient ridicule à un moment de continuer. Ce n’est pas un manuel de désintoxication. C’est juste un témoignage, comme ceux des Narcotiques anonymes. Avec une ambition littéraire bien sûr. Je ne suis pas un auteur de développement personnel… Cela dit, si je pouvais avoir les tirages d’un auteur de développement personnel, je serais ravi !

Vous avez écrit Nouvelles sous ecstasy, vous avez lancé une marque de vodka (à déguster avec modération) et dans votre dernier livre, vous chantez les louanges du meursault (toujours avec modération). S’il ne fallait retenir qu’une seule drogue, ça serait laquelle ?

Je vais vous faire une réponse facile : la littérature ! C’est ma drogue dure. Une journée sans lire et je suis en manque. Ça veut peut-être dire que je suis accro au silence, à la solitude. Cependant, je crois que la lecture comme gymnastique mentale est bonne pour tout le monde. Au moins une heure par jour. Je recommande cela aux personnes âgées.

C’est presque de droite, ce que vous dites…

Je ne vous le fais pas dire. L’autre jour, j’ai déclaré à la télévision que je voulais remplacer la trinité « Sexe, drogue et rock’n roll » par « Amour, Dieu et la France ». Que n’avais-je pas dit ! Je me suis fait traiter de réac partout, limite de facho. C’est un vrai problème, ça. Parce que l’amour, Dieu et la France, il me semble que ce n’est ni de droite ni de gauche.

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Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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