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Grenoble : faut-il lyncher les lyncheurs ?


Grenoble : faut-il lyncher les lyncheurs ?

Saint Antoine

Martin, le jeune homme agressé vendredi 9 avril à Grenoble est sorti du coma. Ses agresseurs, peu à peu, sortent de l’ombre. Celui qui tenait le couteau ayant servi à poignarder le jeune cartographe s’est livré à la police. Dans quelques jours, nous connaîtrons certainement le nom et le visage de quelques uns des coupables. Et puis, tôt ou tard, viendra le procès.

Il y a un ou deux jours encore, alors que je songeais à composer un article sur le sujet, voici comment j’aurais pu commencer :

« Vendredi 9 avril, vers 23h 30, place Grenette, en plein centre de Grenoble, Martin, un jeune cartographe a été sauvagement agressé par une bande de jeunes hommes. Ces barbares, ces monstres, l’ont roué de coups, et l’un d’entre eux est allé jusqu’à prendre son élan pour le frapper plus fort, dans la colonne vertébrale. Un autre lui a donné deux coups de couteau, lui perforant les poumons. Et puis la bande s’est dispersée, calmement, tandis qu’un ami de la victime est allé chercher du secours dans un restaurant voisin. »

La Villeneuve, quartier « sensible », comme ils disent

J’aurais pu commencer ainsi. La place Grenette, voyez-vous, je la connais bien. Mes parents, en arrivant en France, ont choisi Grenoble comme destination. Ils y vivent encore, ainsi que mon frère, ma sœur et leurs familles. La place Grenette, je l’ai traversée mille fois. Dans quelques semaines, je la traverserai encore. J’aurais commencé comme cela ; et puis j’aurais rapporté ce que j’ai pensé, aussitôt lues les premières lignes de l’article où je découvrais ce qu’il est convenu de nommer un « fait divers ». Ce que j’ai pensé, vous voulez que je vous le dise ? Ces agresseurs, ces barbares, viennent du quartier de la Villeneuve. Et ça n’a pas manqué. Quelques lignes plus loin, dans l’article, le nom de la Villeneuve apparaissait. Aujourd’hui, dans les articles qui évoquent l’agression, on ne parle plus tellement de ce quartier « sensible », comme ils disent ; et lorsqu’on en parle, c’est pour dire que les agresseurs de Martin ne viennent pas tous de là ; certains, ai-je lu, vivent même en plein centre-ville ; dans des HLM, certes, mais en plein centre-ville tout de même.

Et si j’ai immédiatement pensé à la Villeneuve, voyez-vous, c’est que – bingo ! – j’ai vécu dans ce quartier. Un rêve d’architecte et de penseurs utopistes qui voulaient y faire vivre ensemble toutes les catégories sociales existantes. Des enseignants, des professeurs. Des employés de la Poste. Des ouvriers, comme mes parents. Un rêve qui a crevé comme une bulle d’air, explosé comme un palais de cristal. Car on imagine la suite. Très vite, dans les années 1980, les problèmes sont apparus. Ceux qui ont pu partir sont partis. La mixité sociale –comme ils disent – a disparu. Envolé le rêve.

J’ai pensé à la Villeneuve, qu’ai-je donc pensé ? J’ai spontanément associé quartiers difficiles, problèmes sociaux, délinquance et barbarie. J’ai pensé ce que tout le monde, livré à ses seules émotions, aurait pensé. Et j’ai pensé encore en songeant à l’article que je pourrais écrire, aux enfants émigrés que nous étions il ya trente ans. J’ai pensé écrire ceci par exemple : que quelque chose, dans ce pays, avait changé ; que nos mères d’alors, nos mères italiennes, espagnoles, portugaises, maghrébines, nous tenaient ; qu’elles nous parlaient nos mères ; qu’elles nous disaient de bien travailler à l’école, et cependant, la plupart d’entre elles étaient illettrées. J’ai pensé que c’était ce qui nous avait fait grandir. J’ai pensé que quelque chose avait changé et que les mères d’aujourd’hui, les pères d’aujourd’hui savaient moins tenir leurs rejetons. Couples séparés. Chômage. Pauvreté. Violence à la télévision. Incivilités, comme ils disent. Enfin tout ce qu’on voudra, ce qu’on entend partout, à longueur d’articles, de conversations de café.

Les agresseurs sont-ils des victimes ?

Qu’ai-je pensé, finalement, qui m’a retenu d’écrire d’abord mon article ? J’ai pensé deux choses contradictoires, enfin qui devraient se contredire : j’ai associé la barbarie de l’agression qui eut lieu place Grenette à la délinquance des quartiers sensibles – disent-ils – constitués, pour une large majorité, de populations immigrées ; et, dans le même temps, je me suis mis à trouver toutes les excuses possibles à ces populations. Au moment même où je les traitais de barbares, j’ai pensé que les agresseurs pouvaient venir, devaient venir de ces quartiers difficiles et tout à la fois donc, je les posais en victimes. Agresseurs, certes, mais en même temps victimes. J’ai pensé, enfin, comme pensent la plupart d’entre nous aujourd’hui, que j’étais coupable de délit et déni de réel, tout à la fois.

Qu’est-ce que le réel, dans cette affaire grenobloise ? Le réel, c’est peut-être que certains des agresseurs, nous verrons, viennent de la Villeneuve ou d’un autre quartier sensible, comme ils disent. Le réel, c’est peut-être qu’on peut trouver toutes les explications psychologiques, sociologiques à cette violence. Mais le réel, c’est surtout, dans cette histoire, qu’il y a une victime, innocente, et des agresseurs.

Des agresseurs qu’il faut identifier, juger, emprisonner et punir. Qui doivent payer. Qui doivent expier, si on veut, c’est-à-dire souffrir de cette souffrance de la culpabilité, des remords. Des agresseurs à qui il ne faut pas trouver d’excuses, d’où qu’ils viennent. Mais avant que nous en sachions beaucoup sur eux, voici que s’est déjà exprimée, la fable, le mauvais roman que la réalité ordinaire a construit autour de cette histoire et qui cherche par avance des excuses, des justifications aux agresseurs. C’est la fable qui, sur les sites internet, déchaîne les commentaires compulsifs et divise les internautes en deux camps opposés, irréconciliables. C’est la fable encore qui parle des agresseurs comme de monstres, ce qu’ils ne sont pas. Enfin, pas seulement.

Oui, ils sont des monstres et des barbares. Oui, ils ont commis des actes que, heureusement, la plupart réprouvent. Et non, je le répète, ils n’ont pas d’excuses. Mais ce que ce que cherchent à dire ceux qui parlent le langage de la fable en conspuant les agresseurs, c’est que le mal qu’ils ont commis leur est étranger.

Tous lyncheurs?

Ce n’est pas ce que dit le réel.

Le réel dit que chacun est susceptible de succomber au pouvoir mimétique d’une foule qui se livre à un lynchage. Si nous nous examinons, sérieusement, sans ciller, nous verrons même que nous avons tous déjà participé à un de ces lynchages ou, au moins, en avons été témoins. Peut-être pas sous cette forme terrible qui est celle de Grenoble, mais lynchage tout de même.

Combien d’exemples chacun d’entre nous pourrait-il donner ? Comptez. Si vous arrivez à moins de dix, soit vous êtes bien jeunes, soit vous avez mal compté. Des exemples ? Tenez. Souvenez-vous, à l’école. Cet élève un peu plus faible que les autres que vous amusiez à taquiner, en groupe. Peut-être à torturer. Cette vieille dame, à l’ouverture des portes du métro, qui eut le malheur de s’être placée devant les portes. Et les portes se sont ouvertes et comme elle était bien vieille et qu’elle portait un caddie lourdement chargé, elle n’est pas sortie assez vite. Alors, qu’est-ce que vous avez fait ? Vous avez fait comme les autres. Comme les autres vous étiez pressé, énervé et vous avez poussé. Et la vieille est tombée avec son caddie. Et vous êtes tout de même passé, sans vous retourner. Vous auriez pu l’écraser. L’école encore. L’autre jour, cet article : dans un lycée cossu parisien, ce groupe d’élèves qui chaque matin se moquaient d’un autre, le traitant de bolosse, d’intello. Ces élèves qui sont allés jusqu’à fonder un groupe, sur Facebook, intitulé « Tout le monde déteste Paul – appelons-le Paul, j’ai oublié son prénom – l’intello ».

Oh bien sûr, me répondrez-vous, il n’y a pas mort d’homme. Ouais. Et puis qu’en savez-vous ? Que savez-vous si la petite vieille n’a pas fini par être écrasée, par d’autres derrière vous ? Et même si elle ne l’a pas été, peut-être qu’elle s’est relevée, qu’elle a marché dans les couloirs du métro et puis est arrivée chez elle. Et chez elle, elle s’est souvenue de la scène, elle a pleuré, elle a succombé à une crise cardiaque peut-être. On peut mourir de honte, de peur ou d’indignation. Et ce gosse, que vous martyrisiez, à l’école, qu’est-il devenu, vous le savez, vous ? Peut-être que vous avez contribué à le traumatiser pour la vie.

Et donc, si chacun de nous s’examinait, il trouverait dix exemples, dans sa propre vie, de lynchage collectif. Dix situations où il a succombé au mimétisme de la foule. Et pourquoi y avons-nous participé ? Peut-être que pris dans la folie mimétique, nous éprouvons tout à la fois une forme de jouissance étrange du mal et une peur panique qui nous dit : avance, participe, fais comme les autres ; si tu t’arrêtes, la violence mimétique peut changer de cible et se retourner contre toi.

Alors voilà, les agresseurs grenoblois n’ont pas d’excuses ; ils sont coupables, sans ambigüité aucune. Il n’y a qu’une seule victime et elle se prénomme Martin. Mais ne prétendons pas que ce sont des monstres et que le mal qu’ils ont commis nous est étranger. Attendons de voir et espérons que nous ne participerons jamais à un tel lynchage, un tel accès de mimétisme et de folie.

Le réel, le christianisme et la littérature

La fable dit : il ya deux camps, clairement distinct, celui du bien et celui du mal ; il y a des êtres purs de tout mal et d’autres impurs. Le réel dit le contraire. Le réel nous inclut dans la possibilité du mal.

Le réel et, je suis désolé de le dire, le christianisme. Le christianisme dénonce la fable commune, l’opinion rassurante et nous dit, à travers dix épisodes de la vie de Jésus, que le mal est ordinaire. Il L’épisode de « la Femme adultère », vous vous souvenez ? Une femme est accusée d’avoir trompé son époux. Tous sont prêts à la lapider. Tous sont prêts à la lyncher. Et Jésus vient dire cette parole extraordinaire : que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. Alors, bien sûr, tous s’en vont, car tous ont un jour péché.

Le réel, le christianisme dénoncent la fable, et c’est également ce que fait la bonne littérature. Pas le kitsch de la pensée commune qui a pour nom « opinion », cette réaction immédiate, impulsive, sentimentale, qui nous pousse tout à la fois à nous innocenter de tout mal et à en accuser les autres. La bonne littérature donc : Pierre Jourde dont le dernier roman, Paradis noirs, traite d’un lynchage commis dans une école de province, jadis. Roberto Bolaño qui compose cet extraordinaire roman qu’est 2666, où le mal est partout, c’est-à-dire qu’il n’est pas identifiable, qu’on ne peut pas lui donner un visage unique. Il s’identifie à la vie banale d’une ville, de toute une ville. Philip Roth dont le hasard a voulu que je relise Pastorale américaine au moment même où je prenais connaissance des faits grenoblois. Seymour Levov, on s’en souvient, subit la honte d’avoir eu une fille qui pose une bombe dans son village du New Jersey. Mais pourquoi Merry a-t-elle posé cette bombe ? Pour protester contre la guerre au Vietnam ? Pour montrer à ses parents trop parfaits qu’elle ne veut pas de cette pastorale idyllique, cette vie confortable et niaise qu’ils lui proposent ? Pour tuer le couple idéal constitué par le père et la mère ? En réalité, la pastorale est partout dans le roman et le roman, précisément, consiste à la dénoncer, en faisant de l’écrivain Nathan Zuckerman le témoin et le narrateur de cette pastorale.

Chacun s’invente des histoires, chacun est persuadé de proposer à l’autre un juste visage de lui-même, la vie la meilleure possible, chacun est persuadé d’être du côté du bien tandis que ceux qui le contredisent sont du côté du mal. Mais le réel se venge, le réel pose des bombes, est complexe, contradictoire. Seymour n’est pas uniquement ce personnage lisse que Zuckerman imaginait ; il est un père qui a eu raison et tort tout à la fois ; un niais américain certes, qui aurait souhaité passer toute sa vie dans la pastorale, la fable d’un monde parfait. Mais également un père aimant, un père qui patient, qui ne s’énerve jamais, a passé des heures à tenter de raisonner sa fille et qui va jusqu’à prendre sur lui la culpabilité d’une faute qu’il n’a pas commise. Et Merry a raison et a tort tout à la fois. Elle a raison de se révolter contre la guerre et elle est insupportable car elle succombe à une autre forme de bonne conscience, celle qui reconstitue une autre fable : la fable d’une langue idéologique mal digérée qui l’empêche de voir le travail réel, accompli par plusieurs générations de pères, dans sa famille. Ce grand-père et ce père qui sont partis de rien pour monter leur entreprise et ont su apprendre toutes les étapes de la fabrication d’un gant, avant de vivre d’une entreprise florissante.

Alors oui, le lynchage se porte bien, merci. À Grenoble, lorsque des crapules sont prêtes à donner la mort à une victime qui ne peut se défendre. Il se porte bien lorsque, confortablement installés devant notre écran de télévision ou d’ordinateur, nous parlons des agresseurs comme de monstres que nous ne sommes pas et ne serons jamais. Il se porte bien lorsque nous jugeons de l’extérieur le réel et lui substituons le mensonge, la pastorale d’un monde parfait, rêvant de juguler la barbarie par l’argent, les bonnes paroles, les pansements psychologiques ou la culture. J’étais à la sortie du métro, à Nation, lorsque la petite vieille est tombée, avec son caddie. Oui, le lynchage se porte bien, merci.

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Nunzio Casalaspro est professeur et collabore notamment à la revue <em>L'Atelier du roman.</em>

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