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Quand la Palatine débine


Quand la Palatine débine
Nicolas de Largillière, La princesse Palatine en source
Hyacinthe Rigaud, <em>Elisabeth Charlotte de Bavière, princesse Palatine, duchesse d'Orléans.</em>
Hyacinthe Rigaud, Elisabeth Charlotte de Bavière, princesse Palatine, duchesse d'Orléans.

En ce jour de 1671, un carrosse lancé sur les routes de Lorraine en direction de Saint-Germain emporte une jeune fille, dont le visage sans grâce est dévasté par les larmes, les cris et des suffocations de bête à l’agonie. Elle se prénomme Élisabeth-Charlotte. Elle est fille de Charles Ier (1617-1680), électeur palatin du Rhin, et de Charlotte de Hesse-Cassel (1627-1686). De  l’homme qu’elle épousera bientôt, elle ne sait rien, ou très peu. C’est bien assez. L’époque ne dispose pas les demoiselles à contrarier leurs parents sur le choix qu’ils ont fait de leurs maris. L’exception de sa naissance et les combinaisons politiques l’ont désignée pour devenir la « prisonnière » d’un somptueux palais, toujours en chantier, bâti à la gloire du monarque de France, pays ennemi et bourreau du sien. Dans quelques jours, on l’appellera Madame, après qu’elle aura dit oui à Philippe de France, dit Monsieur, frère du roi. Elle restera fameuse sous le nom de La Palatine.
 
En fille soumise, elle s’est conformée à l’ordre de son père : abjurer sa foi protestante, se convertir au catholicisme afin de complaire à son prochain maître. Mais elle n’est pas dupe : « Dans tous les sermons, on fait de grands compliments au roi pour avoir persécuté les pauvres réformés. […] Il est vraiment bien déplorable que dans sa jeunesse […] on ne lui ait pas fait comprendre [que la religion] est instituée plutôt pour entretenir l’union parmi les hommes que pour les faire […] se persécuter les uns les autres. » Dans son courrier (ouvert sur ordre du roi), elle réclame le droit de se faire une religion « à part soi ». Il serait vain de déceler l’influence des Lumières sur tout cela ; on y constatera plutôt la liberté d’une femme sensée, tôt revenue des illusions du monde, pieuse mais sagement sceptique. Évoquant le « catéchisme de Heidelberg » (protestant), s’en remettant à la bonté du Christ, elle conclut que « mourir c’est tout de même chose affreuse et malheureusement nous ne savons guère ce qui adviendra de nous après cette vie… » Elle assistera sans plaisir au progrès du « parti des dévôts » de la Maintenon (« vieille ordure »), et n’aura de cesse de vitupérer ses représentants.
 
Elle a le pas lourd, les hanches d’une jument poulinière, et l’ensemble de son « appareil », loin d’être ondoyant, suggère la paysannerie danubienne. Avec le temps, rien ne s’améliore dans son apparence : sa silhouette s’alourdit encore, les bajoues et le menton se colorent de couperose. Elle en rit ; on prétend que son premier fils, le duc de Valois, lui ressemble fort, elle confie à sa tante aimée, la duchesse de Hanovre : « […] vous pouvez bien penser dès lors que ce n’est pas précisément un très beau garçon […] » ! Beaucoup l’évitent, quelques-uns la moquent, tous la craignent : sa voix de stentor perce les plus épaisses vanités.
 
Délaissée très tôt par Monsieur, qui lui préfère les « mignons » en général et le chevalier de Lorraine en particulier, elle se découvre les qualités qui permettent de survivre dans un milieu hostile et changeant : le sens de la formule et des mots piquants, lancés comme une volée d’oursins. Démontrant une conscience aiguë de sa position et de ses privilèges, elle demeure le modèle de la grande aristocratie de sang bleu. Néanmoins, sa liberté de ton, son audace morale, son culot de haranguère éduquée l’affranchissent de toute manière guindée. Si le paradoxe qu’elle incarne – la morale d’une princesse d’Ancien régime frottée des indiscrétions salaces d’une concierge d’immeuble cossu – nous intéresse encore, c’est à la littérature qu’il le doit ; sa correspondance est non seulement un témoignage historique de premier plan, mais encore la manifestation d’un caractère assez singulier pour exprimer des revendications universelles. Attendue, espérée même, elle ne connut certes pas le sort précaire d’une immigrée clandestine et sans papiers. Mais elle vécut de la plus triste façon qui se puisse imaginer, dans un double exil, loin de sa patrie, souvent recluse dans ses appartements, à Versailles, entièrement dépendante de l’humeur du « plus grand roi de la terre ». Toujours, elle oscilla entre l’horreur que lui inspirait la Cour et la vénération blessée qu’elle éprouvait pour son tourmenteur. Ne pouvant fuir, promise à une mort lente, elle se livra donc à une impitoyable observation du royaume de France, qu’elle fit partager dans quelque cent mille lettres. À force de perspicacité, elle finit par connaître admirablement sa prison et ses geôliers, sinon à les aimer.

Elle voit à la cour de l’Ogre (ainsi Roger Nimier nomme-t-il Louis XIV) un homme qui ne lui inspire tout d’abord « ni noblesse ni bon sentiment ». Qu’est-ce donc, à ses yeux, qu’un Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon ? Peu de chose dans l’ordre des humains, mais une encombrante insignifiance, car il possède l’arrogance de la noblesse française : « Quoique nous autres comtesses palatines, nous ayons pour ainsi dire donné naissance aux princes les plus puissants du monde, on croit ici à peine que nous soyons de bonne maison, et s’il arrive […] un comte palatin, un misérable duc lui disputera le rang. Cela me rend souvent si furieuse que j’en crève… » (1702). Avec le temps, elle adoucit sa manière. La palatine et le duc, sans le savoir, pratiquaient la même discipline : l’observation de la comédie versaillaise. Saint-Simon, la nuit venue, dans son minuscule cabinet, bâtit « l’immense édifice du souvenir », quand la Palatine laisse agir ses humeurs, s’exerce au croquis à main levé, au trait jeté (elle admirait Molière). Tous deux, souvent, assistent aux mêmes scènes, entendent les mêmes éclats de voix. Il relate la formidable gifle qu’elle administra à son fils, le duc de Chartres, dans la grande galerie : l’infortuné jeune homme n’avait pas osé refuser le parti de Mlle de Blois, que lui imposait le roi. La Palatine, furieuse de ce mariage avec une « bâtarde » (la promise était la fille de Louis XIV et de Mme de Montespan), « lui appliqua un soufflet si sonore qu’il fut entendu de quelques pas, […] couvrit de confusion ce pauvre prince, et combla les infinis spectateurs, dont j’étais, d’un  prodigieux étonnement. » (Saint-Simon). Madame s’inclinait toujours devant la volonté du roi, mais jamais sans combattre…

Elle vit dans l’intimité éblouissante d’un souverain, qui lui fournit le gîte, le couvert et la joaillerie, mais l’emprisonne. Alors, sous la femme blessée, la princesse se venge… Nos médecins sont des sots : « La France est le pays où les remèdes valent le moins […] On n’y débite que des lavements et des sirops tout à fait communs ; on y est bien ignorant. » Et Descartes, notre grand penseur national, celui qui nous plaça en tête de la course à la logique et à la raison ? Il ne vaut pas Leibniz, qui n’a pas l’impudence de voir dans les chiens de la simple mécanique plaquée sur du vivant ! Le peuple des campagnes compose une lointaine masse sombre, envieuse, barbare. Les parisiens sont braves, crédules, cependant ils ont la tête émeutière. Si l’avarice nous tient, l’intérêt nous mène : « Cela provient de l’habitude vicieuse d’acheter toutes les charges… » Et pour ce qui est de nos rapports avec la papauté : « En France, on ne se soucie guère ni de Rome ni du pape : on est persuadé qu’on peut faire son salut sans lui. » La grande affaire de ce pays, où « l’amour dans le mariage n’est plus du tout de mode », c’est la galanterie, laquelle abolit toutes les barrières sociales : « Ici, les cavaliers boiraient tout aussi bien avec les femmes de chambre qu’avec les demoiselles nobles, pourvu qu’elles fussent coquettes. » Généralement, les mœurs des grands sont corrompues au dernier degré. Ils perdent des fortunes au jeu du lansquenet, où ils côtoient « toute sorte de racaille ». La Palatine évoque la figure de la duchesse d’Ussay : « […] morte pourrie […] du mal français (la petite vérole) », sans doute contaminée par son mari, qui s’enivre en compagnie des laquais « et fait pis que cela avec eux ». Avec la recommandation du prince, et sous sa protection, on peut tout se permettre : « Le duc de Nevers et sa femme ont fait mettre hier leur fils aîné à la Bastille par lettre de cachet du roi. On prétend qu’il a dit des horreurs sur le compte de son père… » Les mahométans osent aspirer à des unions « extra-communautaires » : le roi du Maroc voit la princesse de Conti, en tombe éperdument amoureux, demande sa main au roi, et s’engage à lui donner « autant de capucins qu’elle voudra, pour que chaque jour elle puisse entendre la messe. » Avec cela, oublieux des menaces et des calamités, nous sommes gais et insouciants : « Les Français ne peuvent pas perdre l’habitude de rire, il faut qu’ils rient de tout ce qu’ils entendent […] », et qu’ils « chansonnent tout ».
 
Au-dessus de cette agitation, voici Louis XIV ! Il est l’astre dont l’attraction s’exerce sur tout le monde connu, c’est-à-dire Versailles et sa cour médisante, le pôle magnétique où convergent les lignes d’un protocole éblouissant. À cette femme de tempérament, faite pour les soirs victorieux et la passion des corps, à cette amoureuse sans utilité, l’éblouissante proximité avec un roi solaire fut une atroce volupté. Le peu d’assiduité de son légitime époux lui inspirera cette réflexion, qu’on imagine suivie d’un long soupir : « Est-ce qu’on peut redevenir vierge au bout de dix-huit ans ? » Alors, bien sûr, avoir Louis XIV à portée de main et ne pouvoir en disposer, dans un palais où la moindre alcôve n’est que gémissements, sucions et coïts furtifs… Navrant ! Mais, là encore, elle tient sa revanche sur les délicates constitutions françaises, grâce à sa robuste santé germanique. Si, pour le déduit, il ne la voit pas, pour la traque du gibier au fond des forêts, il ne veut que la Palatine. Cavalière émérite, elle rentre des chasses où l’entraîne le roi, harassée, fourbue, écorchée, traînant après elle une odeur de sang mêlée de sueur. Pour rien au monde, elle ne manquerait ces parties sauvages, où l’on force le loup, le cerf ou le sanglier. Elle chevauche au plus près de Louis, éprouvant le plaisir sauvage des vèneries sanglantes, à l’égal de son dieu soleil. 

C’est ainsi qu’elle subit l’épreuve interminable d’une femme mal mariée, qu’elle eut le bonheur de voir son fils, le Régent, monter sur le trône de France, et la joie mauvaise de survivre à son  ennemie intime, Mme de Maintenon…
 
La recension impitoyable des bassesses humaines auxquelles se livrent la Palatine et Saint-Simon, n’est-elle que mesquine satisfaction de spectateurs chafouins des misères d’une société de confinement ? La méchanceté de leurs portraits n’excède jamais celle de leurs modèles. Versailles réunissait toutes les manigances d’une société humaine énervée. Cependant, chez ces deux « infiltrés » dans le vaisseau royal gisait le sentiment de la grandeur, que leur inspirait le roi. Quoique d’Ancien régime, et observateurs fascinés de sa moisissure, ils appartiennent à ce « monde d’avant » cher à l’un de nos amis. Ils ne sont nullement de ces malins du dernier rang, de ces sarcastiques postmodernes qui dissimulent mal leur médiocrité dans le ricanement hypercritique.  

Lettres de la princesse Palatine, 1672-1722, coll. Le temps retrouvé, Le Mercure de France, préface de Pierre Gascar,  édition établie et annotée par Olivier Amiel, 1999.

Lettres: (1672-1722)

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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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