Affaire Lambert, la revanche de 1981?


Affaire Lambert, la revanche de 1981?

conseil etat vincent lambert

18 septembre 1981 : loi abolissant la peine de mort des vivants, 24 juin 2014 : arrêt de règlement rétablissant la peine capitale des mort-vivants. Odieux parallèle ou troublante ressemblance ?

De temps immémoriaux, le juge pénal s’était hissé en conscience humaine capable, dans la solitude de son délibéré, de voter de sang froid la peine capitale. Infliger la mort d’autrui est la plus authentique définition d’un gouvernement des juges, puisque le juge resterait le dernier à posséder (avec le soldat en guerre, mais à chaud) ce pouvoir prométhéen. Bon an mal an, il s’était étiolé : de 1958 à 81, dix-neuf exécutions de criminels. Déflation due à l’intrusion opportune de l’opinion publique judiciaire, œil de la conscience au-dessus des juges pénaux pour freiner leurs ardeurs morbides.

Mais la nature a horreur du vide. Ça manquait à des juges de recouvrer le pouvoir de vie ou de mort, et au gouvernement des juges de reprendre du poil de la bête (ou en rajouter une couche). Ironie de l’histoire ou signe d’une évolution, c’est le pouvoir législatif démocratique -la loi-  qui a aboli la peine de mort et le pouvoir juridictionnel qui l’a rétablie. Revanche du juge administratif sur le juge pénal. Conseil d’État contre Cour de Cassation ? Le gouvernement des juges, c’est aussi, comme pour les polices, la concurrence des juges.

Le Conseil d’État a donc voté la mort de Lambert. Comment l’appel d’un référé du tribunal de Châlons-en-Champagne a-t-il fini en Assemblée du contentieux du Conseil d’État ? Par une incongruité procédurale. Pour ceux qui ne sont pas familiers de l’organisation de la justice, c’est aussi incongru que si l’Assemblée plénière de la Cour de Cassation -la plus haute instance de toutes les formations de la Cour de Cassation- se saisissait directement du référé du petit juge de Lodève, court-circuitant le cheminement normal du juge du fond, jamais dessaisi par un juge du référé, puis de la cour d’appel de Montpellier, puis de la chambre civile de la Cour de cassation. Shunter cette procédure normale est-il sain ? L’emballement de la justice est-il gage de sérénité ?

Première erreur dans l’affaire Lambert, mais une erreur volontaire pour que le juge suprême fasse plier d’entrée de jeu tous les juges inférieurs, de Lodève à Châlons-en-Champagne. Gouvernement du Juge suprême. Alors que cette affaire aurait dû garder des proportions raisonnables, elle entre dans le « hors normes procédural ». Le référé de Châlons-en-Champagne n’était peut-être pas ordinaire, mais banal en terme procédural. Un référé même en appel doit en demeurer à l’esprit du référé : juge de l’évidence et du provisoire. C’est le juge du référé de Châlons-en-Champagne qui a rempli le vrai rôle d’un référé, en suspendant un protocole létal jusqu’au jugement du fond et non le Conseil d’Etat en l’autorisant « en référé ».

La seconde erreur des juges est de s’arroger le droit de juger d’un acte médical comme s’il s’agissait d’un acte « administratif », changement de nature qui étatise l’enjeu. Le juge administratif ne se gêne pas de rejeter les recours contre les notes des concours administratifs, au nom de la « souveraineté du jury ». Le jury médical moins souverain que le jury de math ? Laissons-donc le médical le plus possible hors du champ du prétoire comme hors des lois tatillonnes qui cherchent à fonctionnariser le médecin en prescripteur de fin de vie. Laissons faire le « colloque singulier » du patient et son médecin, et en cas de doute ou de désaccord, le doute bénéficie à la vie. Le principe de précaution ne vaut-il que pour les escargots ?

L’arrêt Lambert n’aura pas été « l’arrêt Canal ». En 1962, le Conseil d’Etat suspendait l’exécution de trois criminels de l’OAS condamnés à mort, Mrs Canal, Robin et Godot ; en 2014 le Conseil d’Etat annule la suspension d’une exécution. Drôle d’inversion des rôles. Car, troisième erreur, l’arrêt Lambert signe une jurisprudence pire que celle de la dernière chambre criminelle de la Cour de Cassation dans l’affaire « Philippe Maurice », rejetant les griefs des avocats du condamné à mort sur l’illégitimité de la peine capitale (c’était avant 81). Pire à cause des chiffres : la peine capitale susceptible d’être infligée à un vivant, pouvant se défendre bec et ongle, pour inhumaine qu’elle était, demeurait exceptionnelle, tandis que son rétablissement pour les mort-vivants, que chacun fait parler à leur place, concernera ipso facto 1500 personnes en état « pauci-relationnel » qui attendent dans le couloir -pardon, la chambre- de la mort. Combien d’autres suivront ? Les verdicts de morts judiciaires atteindront un chiffre plus effrayant qu’avant 81. L’opinion publique judiciaire jouera-t-elle, comme avant 81, son rôle de frein sur les juges ? Je laisse chacun deviner où souffle l’opinion publique judiciaire, manipulée de « dignité » et de « déficit de la sécu »…

Reste plus à Vincent Lambert qu’à solliciter la grâce de sa condamnation à mort, comme au « bon vieux temps » d’avant 81 ? Lambert sera-t-il Philippe Maurice ? François Hollande sera-t-il Mitterrand ? Au fait, les morts-vivants ont-ils droit à la « grâce » ? Au Ciel peut-être, qui sait ? Dernière ironie macabre : c’est sous les ors du lieu même où Molière joua la dernière du Malade imaginaire que la vie de Vincent Lambert s’achève au Palais royal: là même où Argan feignit la mort et s’entendit dire par Toinette :  « De quoi servait-il sur la terre ?»

*Photo : POL EMILE/SIPA. 00587662_000003.



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est le pseudonyme d’un conseiller d’Etat tenu au devoir de réserve.

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