Accueil Édition Abonné Avril 2024 Famine organisée à Gaza: mensonge de guerre

Famine organisée à Gaza: mensonge de guerre

Panem et circonstances


Famine organisée à Gaza: mensonge de guerre
Largage franco-allemand d’aide humanitaire à Gaza, 25 mars 2024 © BORIS ROESSLER / dpa Picture-Alliance via AFP

L’ONU et l’UE accusent Israël d’organiser la famine à Gaza. C’est un mensonge. Les habitants de l’enclave ne mangent pas à leur faim, mais ce n’est pas une volonté délibérée des Israéliens. L’effondrement du Hamas a provoqué celui de l’ordre public, ce qui par endroits perturbe gravement la distribution de nourriture.


« Israël affame les Palestiniens. » Alors que la guerre d’Israël contre le Hamas entre dans son septième mois, et que le sort des civils à Gaza préoccupe légitimement l’opinion mondiale, le dossier d’Israël s’est alourdi d’un nouveau chef d’accusation. Ce récit, tenu pour vérité par une partie des médias, est propagé à haut niveau dans les cercles onusiens et européens. Le 18 mars, il a reçu l’onction de Josep Borrell, responsable de la « politique étrangère de l’UE », à supposer qu’une telle chose existe : « À Gaza, nous ne sommes plus au bord de la famine, la famine est là, et touche des milliers de personnes. La famine est utilisée comme arme de guerre. Israël provoque la famine », a-t-il déclaré à Bruxelles, lors d’une conférence sur l’aide humanitaire au territoire palestinien. Pour être aussi direct que l’ancien chef de la diplomatie espagnole, ses propos sont tout simplement mensongers. Certes, il s’est trouvé en Israël quelques commentateurs, dont un ancien général, pour soutenir publiquement cette stratégie inacceptable, mais aucun ordre en ce sens n’a jamais été donné à l’armée et encore moins exécuté par elle. Cela ne signifie pas que les 2,2 millions d’habitants de la bande de Gaza mangent à leur faim. Mais notre enquête auprès de plusieurs responsables et commentateurs montre que, d’une part, on n’a pas de preuves d’une véritable famine, et que de l’autre, si Israël a une responsabilité dans les difficultés de l’approvisionnement, il ne s’agit en aucun cas d’une volonté délibérée.

À Gaza la guerre de haute intensité est terminée. Certes, Rafah n’a pas encore été prise et la ville abrite probablement certains des dirigeants du Hamas, mais la milice islamiste palestinienne a été battue militairement et l’armée israélienne, avec des effectifs réduits, assure la même mission que des pompiers qui ont maîtrisé un incendie : veiller à ce que le feu ne reprenne pas. Cependant, la dimension militaire n’est qu’une partie de la guerre contre le Hamas. Les objectifs du gouvernement israélien consistent à priver la milice de ses capacités militaires, mais aussi de ses capacités de gouverner. Et si pendant les quatre premiers mois de la guerre, cette question de la gouvernance de Gaza n’a guère attiré l’attention, son absence ces dernières semaines est devenue un enjeu fondamental, et cela de la manière la plus basique et brutale, puisqu’il s’agit de nourrir deux millions des personnes privées des moyens d’assurer leur subsistance.

Effondrement de l’ordre public

La destruction de l’armée du Hamas a, inévitablement, créé une situation de pénurie alimentaire et d’effondrement de l’ordre public. Quand il n’y a ni travail, ni banques, ni magasins, il faut faire venir la nourriture et la distribuer à la population. Ce qui nécessite un minimum d’organisation : quand donner, où et à qui ? Comment assurer un minimum d’équité et sécuriser les vivres pendant l’acheminement et la distribution, sachant qu’en l’absence de police, deux gamins avec un sac de riz sont une proie facile ?

Israël ne veut évidemment pas que le Hamas s’en charge et refuse également de confier cette mission à l’UNRWA, l’agence onusienne chargée de ce genre de missions auprès des réfugiés palestiniens de 1948 et 1967, ainsi que de leurs descendants. Des preuves accablantes d’une forte complicité entre le Hamas et l’UNRWA l’ont disqualifiée aux yeux d’Israël. L’autre solution serait qu’Israël s’en charge par le biais de ses « représentants » sur place – les militaires. Mais cette option est également rejetée par le gouvernement israélien. Vue de Jérusalem, la bande de Gaza n’est plus sous occupation israélienne depuis le retrait civil et militaire de septembre 2005 et Israël ne souhaite pas endosser de nouveau le rôle qu’il a joué de 1967 à 2005.

Il s’agit d’un enjeu littéralement vital, mais aussi politique : ceux qui assureront aujourd’hui le maintien de l’ordre et la distribution de vivres dans la bande de Gaza seront bien positionnés pour la gouverner demain. En attendant, la tragédie a éclaté au grand jour le 29 février, lors d’un dramatique incident que les médias ont baptiséde « massacre de la farine ». Dans la nuit du 28 au 29 février, une trentaine de camions d’aide humanitaire pénètrent au nord de Gaza. Ils suivent un couloir humanitaire sécurisé où des chars de Tsahal les escortent jusqu’au lieu de livraison. Le 29, vers 4 heures, un groupe de Palestiniens se précipite vers les camions. Dans des vidéos prises par les caméras à vision nocturne des drones israéliens, on voit clairement des grappes humaines assaillant les véhicules de toutes parts. C’est le chaos. Vers 4 h 30, une heure et quart avant l’aube, des tirs commencent. Le bilan est lourd : quelque 120 civils palestiniens tués et 760 blessés. Les camions chargés de vivres sont pillés. Selon l’armée israélienne, certains membres de la foule ont été tués et blessés par des tirs de chars israéliens postés à proximité, dont les équipages se sentaient menacés par la foule. Les autres ont été tués et blessés dans le mouvement de panique suscité par le pillage. Les Palestiniens maintiennent de leur côté que toutes les victimes sont tombées sous des balles israéliennes.

Pour Israël le véritable coupable est le Hamas qui essaie de « siphonner » l’aide pour ravitailler ses propres forces. C’est sans doute vrai. L’armée israélienne a rendu publiques des informations démontrant que le Hamas perturbe des rassemblements de civils attendant l’arrivée de convois. Cependant, les organisations d’aide internationale ne coordonnent plus leurs mouvements avec la milice. De plus, certaines attaques de convois qui ont eu lieu avant le 29 février semblent avoir été « organisées » (on utilise ce terme faute de mieux) par des Gazaouis non affiliés au Hamas. D’autres incidents sont le résultat d’actes spontanés de civils désespérés dans un contexte chaotique.

Que fait la police ? C’est une partie du problème. Les policiers gazaouis refusent de protéger les convois parce qu’ils craignent d’être pris pour cible par Israël en raison de leur affiliation au Hamas. En effet, depuis 2007, Israël considère la police de Gaza comme une force du Hamas. L’opération Plomb durci avait commencé le samedi 27 décembre 2008 par une frappe aérienne visant une cérémonie de la police de Gaza. Depuis le début de la guerre, en octobre, cette police continuait à fonctionner comme elle pouvait. Les policiers – en uniforme ou en civil –sont présents dans les centres-villes (quand ceux-ci ne sont pas occupés par Israël) et à proximité des hôpitaux. Toutefois, dans la région de Rafah où les forces israéliennes ne sont pas présentes, la police du Hamas est pleinement opérationnelle et ses effectifs sont présents à tous les points de passage (Rafah avec l’Égypte et Kerem Shalom avec Israël[1]). Quant aux forces de secours, elles s’occupent de l’évacuation des blessés et du sauvetage des victimes ensevelies sous les décombres.

La population réfugiée à Rafah mange à sa faim

Selon les informations disponibles, des vivres parviennent aux frontières nord et sud de Gaza en quantités suffisantes pour éviter la famine. Ce qui pèche, c’est leur distribution dans les zones situées au-delà de Rafah, localité qui n’est pas occupée par l’armée d’Israël, mais toujours contrôlée par le Hamas. Autrement dit, les Palestiniens, au nombre de 1,5 million, qui se trouvent dans cette ville ne sont pas en danger de famine. En revanche, la situation des quelques centaines de milliers de personnes qui ne sont pas à Rafah, particulièrement au nord de la bande, au-delà de la ville de Gaza est pour le moins inquiétante. D’après le « ministère de la Santé de Gaza », ils seraient 700 000, mais personne ne le sait vraiment.

Des déplacés palestiniens reçoivent de la nourriture fournie par une organisation caritative avant l’heure de rupture du jeûne du ramadan, Deir al-Balah (centre de la bande de Gaza), 22 mars 2024 © MAJDI FATHI/NurPhoto via AFP

Dans cette partie de la bande de Gaza, les organisations humanitaires agréées par Israël affirment que des difficultés de coordination compliquent leur tâche. Or, contrairement à Rafah, le nord est en grande partie sous contrôle israélien. Mais d’après Israël, la guérilla menée par les derniers combattants du Hamas rend l’accès difficile et aléatoire.

Que se passe-t-il au nord du territoire ? Selon des sources militaires israéliennes, le général Ghassan Aliyan, coordinateur civil/militaire pour les territoires occupés par Israël, aurait proposé à des clans puissants dans les zones contrôlées par l’IDF, au nord de Gaza, d’assurer la gestion de la distribution des vivres dans leurs zones d’influence.Il s’agit probablement de membres du clan Doghmush, une famille qui mérite l’attention. Originaires de Turquie, les Doğmuş/Doghmush se sont installés à Gaza au début du xxe siècle. À la fin de ce dernier, ils étaient très présents dans le commerce du ciment. Aujourd’hui, les Doghmush représentent une  force avec laquelle il faut compter. Un membre éminent du clan, Mumtaz Doghmush, impliqué dans l’enlèvement du soldat israélien Gilad Shalit en 2006, a dirigé l’Armée de l’islam (une organisation salafo-djihadiste de Gaza, fondée par le clan en 2006). Après la prise de contrôle de Gaza par le Hamas en juin 2007, certains groupes, à l’intérieur du clan, autoproclamés Jaysh al-Islam (« armée de l’islam ») ont mené leur propre politique  et sont à l’origine de l’enlèvement et de la détention du journaliste britannique Alan Johnston en 2007. Mais le clan a aussi été impliqué dans des affrontements violents et meurtriers avec les forces de sécurité du Hamas en septembre 2008. Dix membres du clan, dont le frère de Mumtaz et la fille en bas âge de Zakaria Doghmush, secrétaire général des Comités de résistance populaire, ont péri dans ces affrontements.

En clair, les membres de ce clan puissant sont affiliés à divers groupes palestiniens et islamistes, dont le Fatah, le Hamas et même Al-Qaïda. Et si cela servait leurs intérêts, ils travailleraient avec Tsahal. Dans un contexte où l’idéologie est en réalité secondaire, les Israéliens ont fait appel à eux, ce qui a suscité l’ire du Hamas qui a fait savoir que tout contact avec l’occupant était un acte de collaboration, donc une trahison. Le 14 mars, le Hamas, qui veut reprendre en main la population dans les zones sous contrôle direct de l’armée israélienne, a assassiné l’un des chefs du clan Doghmush. En effet, malgré la présence militaire israélienne, le contrôle de la population civile, largement pro-Hamas selon les derniers sondages réalisés à Gaza, est toujours âprement disputé. Comme le conclut un bon connaisseur du dossier, la tentative de contournement du Hamas est un échec.

Le maître est celui qui contrôle le pain

Pour les Américains et les Européens, les tentatives israéliennes pour faire émerger d’autres interlocuteurs n’ont aucune valeur stratégique. Selon eux, le « jour d’après » suppose le retour d’une « Autorité palestinienne (AP) profondément reformée », avec comme objectif la réunification de Gaza et de la Cisjordanie dans un État palestinien démilitarisé. Israël a répondu non de la bouche de Nétanyahou. Mais le patron du Conseil de sécurité nationale, Tzahi Hanegbi, a expliqué sur un site saoudien que « le gouvernement de Ramallah » était au contraire une option souhaitable. De plus, un communiqué officiel du Fatah (formation majoritaire au sein de l’AP) publié le 16 mars dénonce avec véhémence le Hamas, le désignant pour responsable d’une catastrophe pire que la Naqba (la défaite palestinienne en 1948). Le Fatah rappelle que le Hamas a déclenché l’offensive du 7 octobre sans l’avis des autres courants politiques palestiniens, et l’accuse même de vouloir proposer à Israël des compromis allant à l’encontre des intérêts palestiniens, pour sauvegarder les intérêts de ses dirigeants. Cette attaque sans précédent a eu une traduction sur le terrain : dans la nuit du 16 au 17 mars, des personnes cagoulées, liées au Fatah dans la bande de Gaza, ont escorté des convois de ravitaillement dans la ville de Gaza et le camp de réfugiés de Jabaliya. Leur porte-parole a précisé qu’ils prenaient leurs ordres de Mahmoud Abbas, président de l’AP depuis 2004.

Ce n’est sans doute pas un hasard si ce revirement du Fatah est intervenu au moment où les premières livraisons d’aide acheminées par la marine américaine étaient déchargées sur un débarcadère contrôlé par les États-Unis, au nord de Gaza. Tête de pont logistique et politique américaine, ce port improvisé permettrait à Washington de peser sur la logistique et la distribution et d’y associer l’AP.

Le terme anglais Lord (« Seigneur ») tire son origine des mots de vieil anglais hlaf (« pain ») et weard  (« gardien »). Le maître est celui qui contrôle le pain. C’est précisément l’enjeu du tragique Hunger Game qui a lieu à Gaza.


[1] Le 19 mars, le chef de la police du camp de refugié de Nuseirat, au sud de la ville de Gaza, a été tué par l’armée israélienne. Il était soupçonné par Israël de participer au détournement de l’aide internationale au bénéfice du Hamas.

Avril2024 – Causeur #122

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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