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La légende des cycles

Un texte octroyant 13 jours d’arrêt maladie par an aux femmes souffrant de règles douloureuses devait être discuté le 4 avril à l’Assemblée nationale


La légende des cycles
La journaliste Elisabeth Lévy © Eric Fougère

L’éditorial d’avril d’Elisabeth Lévy


Alors que vous vous apprêtez à déguster votre Causeur, vous ignorez sans doute que le progrès a encore frappé. Si le calendrier parlementaire a été tenu, la France s’apprête à mettre fin à une injustice millénaire en instaurant le congé menstruel[1]. Des esprits chagrins objecteront que les femmes n’ont pas toutes envie de claironner qu’elles ont leurs règles et qu’elles pouvaient parfaitement, jusque-là, obtenir un arrêt-maladie sans en préciser la raison. C’est se méprendre sur l’objectif, qui n’est pas de remédier à une situation concrète (que la médecine prend heureusement en charge), mais de lutter contre la scandaleuse invisibilité des règles douloureuses qui prévalait jusque-là. Certes, elles n’étaient pas invisibles pour tout le monde, la plupart des hommes sachant très bien qu’il y a des jours où il vaut mieux faire profil bas. Mais le partage intime de la souffrance ne suffit pas. Il faut que celle-ci, dûment intégrée à la panoplie des malheurs féminins, bénéficie d’une reconnaissance publique et des dispositifs afférents. Comble de félicité, on pourra désormais en causer à la machine à café. Si vous en soupez à la maison, vous en reprendrez une dose au bureau.

Les deux députés écolos qui ont pondu ce texte ont évidemment brandi des statistiques prouvant que ce fléau oublié touche une femme sur deux (ce qui est certainement vrai). Seulement, une cause sans coupable à dénoncer, c’est moins rigolo. Or, on peut difficilement prétendre que les règles sont un mauvais coup du patriarcat. Puisqu’ils ne peuvent pas accuser, les deux compères s’emploient à culpabiliser. En organisant une expérience grotesque relatée avec un impayable sérieux par les médias. « “Des petits coups de poignards” : des députés testent un simulateur de règles douloureuses », annonce Le Parisien. Des élus de tous bords se sont prêtés au jeu avec enthousiasme. Sur la vidéo diffusée sur X, on voit Louis Boyard, Clément Beaune et quelques autres grimacer et pousser des petits cris aigus, en étouffant des rires d’adolescents attardés. Le tout assaisonné de commentaires de haut vol : « ça fait super mal, en fait », « très douloureux », « horrible ». Tous fayotent de façon éhontée, expliquant à quel point il est important de se mettre à la place de l’autre. Bref, si vous voulez vous payer un bon fou rire, ne ratez pas ce spectacle[2].

Curieusement les confrères, généralement si imbus de leur scepticisme, ont gobé sans discuter l’histoire du simulateur de douleur menstruelle. Pas un n’a demandé comment fonctionnait cet appareil magique. Permettra-t-il à des hommes de ressentir les affres de l’accouchement, voire ceux de la marche sur stilettos ? Des femmes comprendront-elles enfin la rage du type qui se coupe en se rasant et tache sa chemise propre au passage ? Nos deux écolos n’ont pas seulement fait faire un pas de géant à l’espèce, ils ont revisité sans le savoir l’antique mythe de Tirésias, devin aveugle qui fut alternativement homme et femme.

Sur l’origine de cette sorcellerie, les récits divergent. Pour l’un d’eux, Tirésias, née femme, se refusa à Apollon qui la changea en homme afin de lui faire comprendre ce qu’était l’implacable emprise d’Éros. La version la plus amusante est que le malheureux fut sommé de ramener la paix entre Zeus et Héra qui se chamaillaient pour savoir lequel prenait le plus de plaisir à leurs polissonneries. Répondant que c’était la femme, Tirésias déclencha la colère d’Héra, qui était très à cheval sur son statut victimaire. Et toc, elle le transforma en gonzesse, histoire de lui montrer que ce n’était pas marrant tous les jours.

Ayant été pleinement homme et pleinement femme, Tirésias est le seul humain à avoir percé le mystère insondable de l’autre sexe. Qui ne réside pas, quoi que pensent nos bons députés, dans la manière dont chacun ressent ses embarras gastriques ou ses rages de dents, mais dans ce qu’il éprouve quand il désire et quand il jouit. Aucune femme ne comprend ce qui se passe dans le cortex d’un homme troublé par une jupe qui vole ou une bretelle de soutien-gorge qui glisse, ni les efforts qu’il doit faire pour s’empêcher. Enfin, tu ne peux pas te retenir ? Ils peuvent, mais c’est dur.

Le charme particulier de la vie hétérosexuelle, c’est cette opacité irréductible : on peut vivre un amour fusionnel, dormir toutes les nuits dans le même lit et les mêmes bras, il reste dans l’autre sexe un noyau inconnaissable. Les petits comptables de l’intime peuvent surveiller le partage des tâches ménagères, ils n’arriveront pas à imposer la mutualisation des fantasmes. Le totalitarisme de la transparence n’y peut mais : l’imaginaire fait chambre à part.


[1] Un texte octroyant 13 jours d’arrêt maladie par an aux femmes souffrant de règles douloureuses devait être discuté le 4 avril à l’Assemblée nationale.

[2] On peut voir la vidéo sur le fil de Sébastien Peytavie, l’un des deux initiateurs du texte.

Avril2024 – Causeur #122

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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