Accueil Édition Abonné Avril 2019 Rosé-des-Riceys, le nectar du roi-soleil

Rosé-des-Riceys, le nectar du roi-soleil


Rosé-des-Riceys, le nectar du roi-soleil
Bien qu'il soit produit en Champagne, le Rosé-des-Riceys est dépourvu de bulles et ne peut compter que sur son caractère vineux pour plaire. C'est un vin rare, exigeant, dont le goût subtil n'affleure que fugitivement au cours de sa vinification, raison pour laquelle certains vignerons dorment près des cuves pour s'en emparer, au bon moment ! ©Olivier Douard

Né au XVIIe siècle, le Rosé-des-Riceys est un vin de Champagne bon marché quoique extrêmement difficile à élaborer. Ce rosé prisé de Louis XIV a traversé le temps en échappant aux calibrages du marché et de l’œnologie dominante. 


Connaissez-vous le Rosé des Riceys ? L’un des vins les plus rares, confidentiels et insolites de France. Peu de cavistes en ont et ses amateurs fervents, triés sur le volet, font d’ailleurs tout pour ne pas divulguer son nom, tant sa production est minuscule et son prix encore très étonnamment accessible (de 14 à 25 euros la bouteille pour un millésime récent). Bernard Pivot, en 1987, fut le premier journaliste à en parler à la télévision, lors d’un « Apostrophes » mémorable digne d’un film de Claude Sautet, où vignerons et hommes de lettres n’hésitèrent pas à boire, à trinquer et à fumer en direct, l’œil pétillant, le nez rose et la lippe humide. Rétrospectivement, ce spectacle paraît hallucinant et inimaginable, maintenant que la sinistre et stupide loi Évin (du 10 janvier 1991) interdit que l’on fasse l’apologie du vin à la télévision (alors qu’en Espagne, la promotion télévisuelle des terroirs est non seulement autorisée, mais aussi encouragée par le gouvernement), celui-ci étant assimilé à une vulgaire drogue. Moyennant quoi, nos « d’jeunes », maintenus dans l’ignorance de ce qui est bon, et ne pouvant être initiés à la dimension culturelle du vin, se rabattent sur des cocktails violents à base de vodka, bus le plus longtemps possible sur le trottoir, dans des bouteilles en plastique : on appelle ça le « binge drinking »).

Inclassable et unique, difficile à fabriquer, non rentable financièrement, le Rosé des Riceys a bien failli disparaître au xxe siècle. Car, bien que produit en Champagne, ce vin n’est ni un champagne (au sens conventionnel du terme : c’est-à-dire un vin mousseux) ni un rosé pâlichon sans saveur (comme on nous en vend des palettes entières l’été venu) ! Allez donc y comprendre quelque chose… Non. Le Rosé des Riceys est un mutant, né au Grand Siècle, quand la Champagne et la Bourgogne se livraient une guerre à mort pour le contrôle du commerce des vins rouges à base de pinot noir, un champagne tranquille, sans bulles, à la belle couleur vermeille, et, selon la légende, l’un des vins préférés de Louis XIV. C’est pour cela qu’on l’aime…

Pour trouver ce vestige archéologique singulier, le plus simple est encore de se rendre sur place, au beau village médiéval des Riceys, niché au fond d’une vallée entourée de forêts et de coteaux qui comptent parmi les plus pentus et ensoleillés de toute la Champagne.

On est ici dans la Côte des Bar (Aube), à 50 km au sud de Troyes. Avec ses 866 hectares dédiés au seul pinot noir, cette commune est la plus vaste du territoire champenois. Mais, dans cet océan de vignes, 50 petits hectares seulement bénéficient de la confidentielle AOC Rosé-des-Riceys qui date de 1947. Relisons les termes choisis par lesquels le Comité national des appellations d’origine (CNAO) consacra alors, en plein marasme viticole (après-guerre, les Français n’avaient plus un rond pour s’offrir du champagne), cette appellation méconnue de « notoriété très ancienne, attachée à des vins colorés, excellents, et d’un type spécial que l’on ne retrouve nulle part ailleurs en France, des rosés de grande classe, très différents des rosés des autres régions, et inimitables. » Tout est dit…

Sur les 60 vignerons que compte ce charmant village de carte postale, à proximité duquel Pierre-Auguste Renoir venait passer l’été avec sa femme et ses enfants, en s’adonnant à la bicyclette et à la pêche à la ligne, la plupart se contentent d’élaborer du champagne pétillant de bonne facture. Une vingtaine seulement (les plus passionnés) continuent à produire le fameux Rosé, mais en très petite quantité (60 000 bouteilles pour tout le village, chaque année). Voici en effet un vin extrêmement difficile à élaborer, exigeant un vrai savoir-faire, une sensibilité d’artiste et, disons-le, une certaine forme de passion affranchie des impératifs mercantiles. Pour ces vignerons d’exception, le travail commence déjà en amont, à la vigne, où le but est de produire un raisin un peu différent, avec des petits grains, bien concentrés, et moins acides que ceux utilisés pour le champagne habituel. La vigne est donc cultivée différemment, avec des tailles particulières (dites « en royat ») favorisant de petits rendements. On distingue les parcelles, comme en Bourgogne, pour élaborer des cuvées séparées qui auront chacune un goût et une couleur spécifiques. On identifie la nature géologique des sols, et on privilégie les pentes très fortes à plus de 30 %, bien exposées au soleil (là où les raisins arriveront le mieux à maturité), ce qui entraîne un travail de labourage harassant et pénible, à la pioche ou avec le cheval… Certains vignerons partent ainsi labourer la nuit, pour ne pas cuire au soleil, et rentrent le matin, fourbus. La récolte suppose aussi une attention de tous les instants, les raisins devant être transportés entiers très rapidement, dans des paniers ou des cagettes percées permettant l’écoulement rapide du jus des baies déjà écrasées. La vinification qui s’ensuit, fondée sur la macération des grappes entières, dure entre deux et cinq jours, et n’a pas d’équivalent ailleurs.

Antique cabane de vignerons des Riceys construite à partir des pierres extraites lors des labours. On vient y prendre le frais et casser la croûte lorsque le soleil tape fort... ©Olivier Douard
Antique cabane de vignerons des Riceys construite à partir des pierres extraites lors des labours. On vient y prendre le frais et casser la croûte lorsque le soleil tape fort… ©Olivier Douard

Mais avant d’aller plus loin, revenons d’abord aux origines de ce nectar oublié. Dans les années 1680, alors que le château de Versailles était en construction, ce sont les terrassiers originaires des Riceys (les Ricetons) qui, creusant les bassins de Versailles, et buvant leur vin au goulot, en plein cagnard, l’auraient fait découvrir à Louis XIV, venu inspecter le chantier, et qui, ravi par sa couleur, son goût et sa délicate fraîcheur, en serait tombé immédiatement amoureux au point de le faire servir à sa table, au même titre que les plus grands crus de Bourgogne. Le Roi-Soleil, en effet, détestait le champagne effervescent qui commençait à faire parler de lui dans toute les cours d’Europe, en Angleterre en particulier, mais d’une façon encore totalement embryonnaire (c’est un fait peu connu, mais certain : le champagne mousseux n’éclipsera définitivement le vin rouge tranquille de Champagne et ne deviendra le symbole universel de cette région qu’au milieu du xxe siècle).

Pierre-Auguste Renoir, qui possédait une maison au village d’Essoyes, à 17 km des Riceys, adorait, l’été, faire des pique-niques au cours desquels il buvait ce vin léger et délicat, à la belle robe brillante (comme les joues de ses modèles), au nez de fraise et de cerise, et à la bouche bien vineuse.

À la fin du xixe siècle et au début du xxe, toutefois, c’est l’apocalypse : le village se dépeuple, le mildiou et le phylloxera ravagent ses vignes, la guerre de 14-18 tue ses hommes, pendant que les grands négociants de champagne de la Marne s’efforcent de marginaliser la production de Rosé-des-Riceys au profit du seul vin mousseux. Pourtant, le fait est là : une poignée d’irréductibles Gaulois continuent à élaborer le fameux vin rosé sans bulles… contre toute raison ? Pas sûr. En 2012, une découverte extraordinaire a défrayé la chronique locale et jeté un éclairage nouveau sur l’obstination « déraisonnable » des Ricetons à vouloir exister coûte que coûte : au cours de travaux, on découvrit un trésor caché dans la charpente d’une maison du bourg, 497 pièces d’or américaines frappées des années 1850 à 1928 ! Preuve que le Rosé-des-Riceys, oublié chez nous, était exporté et apprécié aux États-Unis, jusqu’à la crise de 1929…

Voici pour le flash-back. Où en étions-nous ? Aux vendanges. Gorgés de soleil, petits, serrés et concentrés, les raisins, donc, ont été récoltés à la main un par un (et non à la machine qui ramasse aveuglément baies pourries, feuilles, brindilles et insectes). Il arrive que l’on voie encore de nos jours d’appétissantes jeunes femmes, sorties d’un tableau de Renoir, fouler les grappes avec les pieds, jambes nues, dans les cuves. Le jus qui s’écoule va lancer la macération qui permettra d’extraire la couleur. Pendant quatre ou cinq jours, on remonte le jus pour le faire redescendre à travers le chapeau. Certains vignerons dorment même près des cuves… Car il faut goûter sans cesse et savoir exactement, presque à l’heure près, quand stopper la macération : trop tôt, le vin serait trop pâle et léger, trop tard, ce serait un vulgaire vin rouge… Pour faire du Rosé-des-Riceys, la couleur est déterminante, car elle est aussi facteur de goût. Il faut savoir capturer l’instant au cours duquel le goût et le parfum de raisin frais seront à leur summum. Une fois sa décision prise, le vigneron sort le raisin de la presse et verse le jus dans des cuves pour que se déroule la fermentation. L’élevage en fût dure jusqu’au mois de juillet. Après, le vin doit reposer au moins trois ou quatre ans en bouteille.

Le goût du Rosé-des-Riceys est unique au monde, fruité, frais, vineux, puissant parfois, mais sans le côté tannique des vins rouges habituels.

Quel plaisir de descendre dans les caves voûtées du xiie siècle de ces vignerons hors norme, qui parlent de leur vin chéri avec amour. Sa force est en effet de pouvoir traverser le temps et d’être un grand vin de garde, comme le prouvent ces incroyables millésimes de 1911 (à base de gamay, plus acide et plus fruité que le pinot noir), de 1964, de 1975 et de 1982 que nous avons eu la joie de pouvoir goûter sur place, en décembre dernier : quelle fraîcheur ! Avec le temps, ces nectars prennent une couleur ambrée et orangée, avec un nez de tabac, de chocolat et de coing. Des vins de fêtes taillés pour accompagner une belle volaille rôtie aux champignons, un foie gras d’oie au chutney d’abricot et au pain d’épices, ou même un bon chaource crémeux qui est le fromage de la Champagne.

Cette excursion au village des Riceys nous a plongés dans l’univers des vins insolites et différents, non calibrés par le marché et l’œnologie dominante, nectars qui ont échappé à la standardisation du goût et qui, se faisant, exigent une grande ouverture d’esprit et une intelligence des papilles. Nous aurions pu tout aussi bien aller dans le Jura à la découverte du sublime vin jaune, ou en Andalousie, où se fabrique son lointain cousin, le xérès, que l’on déguste à l’apéritif avec des tranches de jambon pata negra, ou en Hongrie, à Tokay, ou en Afrique du Sud, dont le vin de Constance est une merveille absolue… Enracinés dans des terroirs et des traditions séculaires, tous ces vins font un pied de nez à la bêtise ambiante, dont la chaîne BFM est devenue le symbole (n’importe qui y venant pérorer pour dire n’importe quoi). On rêverait ainsi de pouvoir initier nos lycéens à ce monde fabuleux du vin qui est, depuis Athènes, Rome et Jérusalem, l’un des piliers de notre civilisation. Mais le puritanisme actuel, relayé par nos élites politiques et médiatiques, pour qui le vin n’est qu’un alcool parmi d’autres, aussi nocif que n’importe quelle anisette, rend impossible ce genre d’initiative, alors qu’il n’y a pas de meilleur antidote à l’alcoolisme que l’amour et la connaissance du vin : boit-on du Clos-de-Vougeot ou du Rosé-des-Riceys pour se bourrer la gueule ou pour éprouver une émotion particulière dans le cadre d’un bon repas partagé avec des proches ? Lorsqu’il transforma l’eau en vin, lors des noces de Cana, pour manifester sa puissance et honorer ses hôtes, le Christ prit-il la précaution ridicule de dire : « Voici le vin de Dieu, mais… consommez-le avec modération » ?

Pour en avoir plus, lire : Claudine et Serge Wolikow, « Rosé des Riceys : tradition et exception en Champagne », 2018.

Merci aux vignerons des Riceys pour leur hospitalité : champagne-gallimard.com, champagnejacquesdefrance.com, champagnemorel.com, champagnemorize.com, pascal-manchin.com, horiot.fr (cultivés en biodynamie).

Sur place, accords mets et vins au restaurant Le Magny (menu à 35 euros, hotel-lemagny.com).

 

 

Avril 2019 – Causeur #67

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Ces citoyens français qui ne sont pas « Notre-Dame »
Article suivant Je me souviens de Notre-Dame…
Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération