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Woke: personne ne sait le définir? Attendez…


Woke: personne ne sait le définir? Attendez…
D.R.

Dans un numéro spécial, Franc Tireur écrit que woke tout le monde en parle, mais personne ne sait le définir. Le journal de Raphaël Enthoven et Caroline Fourest estime ainsi que le wokisme est un concept fourre-tout bien utile aux conservateurs pour refourguer leur propagande. Cette analyse n’est qu’en partie pertinente. Dans son usage le plus récent, le terme woke évoque une mouvance qui s’est bien trouvée un ennemi tout désigné.


L’hebdomadaire, Franc-tireur, qui incarne et promeut – non sans talent – un centrisme macroniste, vient de sortir son premier hors-série qui est consacré au wokisme. Le sommaire n’est pas du tout dénué d’intérêt. Il y a notamment des entretiens avec les philosophes Jean-François Braunstein et Pierre-Henri Tavoillot. En revanche, il y a une tendance générale à réduire le wokisme à un phénomène de polarisation politique qui – selon la doxa du « en même temps » – offrirait une opportunité inespérée à l’extrême-droite pour essayer d’imposer son conservatisme à la société, conservatisme nauséabond pour les délicates narines centristes. C’est donc l’occasion pour la revue de renvoyer dos à dos l’extrémisme de la gauche wokiste et un extrémisme de droite. D’où un portrait très à charge de notre confrère de CNews et du Figaro, Mathieu Bock-Côté. 

Le cœur du problème, c’est que la revue affirme que personne ne sait définir « woke ». C’est donc une sorte de Protée qui s’ajuste aux convictions et aux objectifs idéologiques des personnes qui brandissent le terme.

France-Tireur affirme à propos du mot woke, « Tout le monde en parle, personne ne sait le définir… » Son équipe de rédaction parle pour elle-même!

Pourtant, il en va de même pour tous les termes-clés des débats polémiques. On peut néanmoins chercher à définir un mot, même un mot en constante évolution, en catégorisant et analysant ses usages. Tentons l’exercice! Dans le monde anglophone, « woke » a connu trois usages qui se sont succédé dans le temps.

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1) Restez vigilant!

Le premier remonte aux années 1930 aux Etats-Unis. « Stay woke », « restez vigilant », est une injonction que se lancent des Afro-américains qui considèrent qu’ils doivent se prémunir contre des mauvais traitements par la police et rester conscients de leurs droits. « Woke » ici veut dire vigilant. La vigilance fait partie de la polysémie du mot wake en anglais, tout comme vigilance a la même racine latine que veille.

Le chanteur afro-américain, Lead Belly, prononce l’injonction « Stay woke », non pas au cours de sa chanson, « Scottsboro Boys », comme beaucoup l’affirment sur internet, mais à la fin de cette interview qui daterait de 1938.

Dans ce contexte, « woke » s’utilise presque uniquement dans une injonction. Il ne veut pas dire « éveillé » et les gens ne se décrivent pas comme « woke ». Les connotations sont politiques et sociales plutôt que religieuses. Cet usage attend longtemps avant de connaître son heure de gloire et sortir d’un certain milieu socio-politique. C’est en 2014, avec le meurtre par un policier de Michael Brown à Ferguson dans le Missouri, que le hashtag #StayWoke se répand sur internet. Un deuxième élan arrive le 21 janvier 2017 avec la Marche des femmes, une grande manifestation contre l’accession au pouvoir de Donald Trump. L’image d’un enfant portant une pancarte (fabriquée par sa mère) avec le slogan « J’aime les roupillons mais I stay woke » devient virale.

2) Hypocrite!

La vague d’indignation et de protestations qui suit le meurtre de George Floyd en 2020 représente une nouvelle occasion pour le hashtag de s’imposer, mais déjà le deuxième usage du terme prend le pas sur le premier. Déjà, en octobre 2019, l’ex-président Obama avait condamné la superficialité d’un activisme qui se contente d’invoquer le terme « woke ». D’une injonction positive, l’adjectif « woke » devient un terme péjoratif que des individus jettent à la tête d’autres individus pour les accuser d’épouser une ou plusieurs causes relevant de la justice sociale par pure hypocrisie: « You’re just being woke! » Le terme cesse d’être utilisé par des militants de la justice sociale et passe dans le lexique de leurs adversaires. Désormais, quelqu’un peut être « woke », plutôt que rester « woke », et le sens échappe aux définitions simples et aux synonymes commodes. L’hypocrisie en question prend une forme particulière, étant liée à ce que l’on appelle la « vertu ostentatoire », le besoin de faire étalage en public de son statut de bien-pensant. Il est vrai que de tels actes d’hypocrisie ont toujours marqué l’histoire humaine, surtout à des époques ou dans des milieux caractérisés par une grande ferveur religieuse. Ce qui distingue l’hypocrisie woke, c’est qu’elle répond à une pression sociale qui grandissait inexorablement depuis des décennies, surtout dans le milieu de l’éducation. Cette pression prend racine dans une émotion éminemment publique: la honte. Selon le raisonnement wokiste, toutes les personnes appartenant aux groupes qui, au cours des siècles, auraient exploité et brimé les minorités et les femmes devraient avoir honte – honte pour les actions de leurs ancêtres et honte pour les privilèges dont eux jouissent encore aujourd’hui. Pour échapper à cette honte, ils doivent faire amende honorable, montrer à tout le monde qu’ils acceptent de payer le prix, que ce soit en argent (sous forme de réparations), en concessions aux minorités (par exemple, en généralisant la discrimination positive) ou en temps consacré au militantisme.

Autre particularité de cette hypocrisie: l’individu, pour démontrer la sincérité de sa contrition, doit dénoncer d’autres personnes qui ne semblent pas éprouver cette honte « salutaire ». C’est là le moteur de ce qu’on appelle la cancel culture.

C’est aussi la raison pour laquelle les innombrables démonstrations du mal-fondé des arguments historiques et moraux des wokistes – même faites avec le talent d’un Mathieu Bock-Côté ou avec celui des auteurs de Franc-Tireur – n’ont aucune prise sur les convertis ou les futurs convertis du wokisme. Ce n’est pas par la porte des raisonnements qu’on accède à leur cerveau, mais par celle des émotions sociales. Quand Elon Musk qualifie le wokisme de « virus mental » ou que Gad Saad parle d’« idées pathogènes », ils soulignent combien nous sommes dans la contagion sociale et en dehors de la rationalité cognitive. 

La vraie réponse à la honte wokiste ne se réduit pas à un ensemble d’arguments logiques; il faut aussi et surtout inculquer aux gens une nouvelle estime de soi qui chasse la honte d’être soi. Notre problème, c’est que le phénomène wokiste a mis des décennies à se mettre en place, à attendre que les conditions ambiantes soient propices; nous devons riposter en quelques années. 

3) La conspiration des inégaux

Juste derrière le second usage arrive le troisième. Plutôt que de servir à dénoncer une hypocrisie, « woke » – toujours dans la bouche de ses ennemis – désigne une coalition contre-intuitive, une alliance contre-nature, entre des minorités dont les intérêts ne sont pas nécessairement convergents. C’est ainsi qu’en anglais on désigne les partisans de cette coalition par le nom « wokerati », terme forgé par une analogie humoristique avec « literati », l’anglais pour « lettrés ». 

Prenons comme exemple la coalition que représentent les initiales LGBTQI+. Les gays et les lesbiennes ont obtenu beaucoup des droits qu’ils réclamaient, comme celui de se marier. Ils n’ont pas les mêmes besoins et objectifs que les personnes transgenres ou que les militants qui veulent détruire toute notion de genre. D’ailleurs, ces deux derniers groupes représentent deux aspirations divergentes, les premiers voulant changer de genre, les seconds voulant sortir du genre. 

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La question du sexe et de la sexualité n’est pas la même que celle des minorités raciales. Après tout, les membres de ces dernières ne sont pas nécessairement plus ouverts aux revendications LGBTQI+ que les populations blanches. Non seulement le wokisme insiste sur une association étroite entre ces deux causes, il regroupe aussi les minorités raciales dans une seule catégorie avec des étiquettes comme « personnes de couleur ». Pourtant, dans les pays occidentaux, les « communautés » noire, arabe, indienne ou asiatique ne partagent pas du tout les mêmes histoires, cultures et aspirations. Elles ne sont pas non plus intégrées au même degré dans les sociétés au sein desquelles elles se trouvent. Tandis que, aux Etats-Unis, les étudiants afro-américains bénéficient de la discrimination positive à l’université, les étudiants asiatiques ont subi une discrimination négative de la part des établissements prestigieux de l’Ivy League, car, en termes scolaires, ils surclassent trop les autres groupes ethniques.

Ainsi, « woke » désigne – négativement – le gloubi-boulga idéologique dans lequel les militants de la justice sociale et leurs acolytes tendent à confondre toutes les causes. On a beaucoup entendu parler de l’intersectionnalité qui crée une hiérarchie de la victimisation, mais la vraie utilité de ce concept réside dans sa capacité à désigner l’ennemi commun, essentiellement l’homme blanc, hétérosexuel, pro-capitaliste… Cet ennemi commun sert, par-dessus tout, à cimenter l’alliance entre les prétendues victimes qui, au fond, restent si différentes les unes des autres.

L’alliance « wokiste » (l’adjectif est un néologisme français) cherche constamment à s’étendre, mais certaines causes sont plus difficiles à assimiler. C’est ici que l’islamo-gauchisme trouve tout son rôle. Dans la mesure où les « woke » peuvent attirer les musulmans dans leur mouvance, l’encerclement de l’ennemi commun sera plus complet. Quand le mouvement BLM a créé sa nouvelle page Facebook au lendemain de la mort de George Floyd, il a précisé qu’il s’agissait de fédérer toutes les personnes de couleur, les personnes LGBT, particulièrement les hommes trans, et les musulmans. On peut se demander ce que ces derniers, souvent très conservateurs sur le plan moral, auraient en commun avec les trans, par exemple, à part une possible méfiance vis-à-vis de l’homme blanc. Beaucoup des wokistes sont anticapitalistes, ou affichent un anticapitalisme superficiel et branché. Si, comme le démontrent les travaux d’Andy Ngo, les antifas américains sont largement wokisés, ils représentent quand même une aile particulièrement extrémiste du wokisme, radicalement anarcho-marxisante et prête à recourir à la violence. Certes, on peut concéder à Franc-Tireur que cette paradoxale « convergence des divergences » représente une certaine complexité, mais la troisième fonction du mot « woke » est justement de désigner cette volonté de fédérer les minorités afin d’attaquer un ennemi commun. 

Une des faiblesses de la stratégie wokiste est de tirer un voile sur ce qui se passerait après la défaite éventuelle de l’ennemi commun: soit les différents groupes partageraient les fruits de la victoire soit ils se les disputeraient. Le deuxième résultat serait le plus probable.

Il y a donc des failles dans la fédération woke. Il y a certains gays qui ne veulent pas cautionner la mutilation des enfants au nom du transgenrisme.

Il y a des lesbiennes qui considèrent que leur refus d’avoir des relations avec des femmes trans, qui possèdent un pénis, est légitime, comme il y a des femmes – celles que les wokistes traitent de TERF – qui ne veulent pas partager les espaces qui leur sont normalement réservés avec des transgenres. La capacité à fédérer du gloubi-boulga idéologique a ses limites et les groupes qui ne se laissent pas assimiler doivent être frappés d’anathème.

La féministe Posie Parker (Kellie-Jay Keen-Minshull) attaquée par une femme trans lors d’un meeting en Nouvelle Zélande au mois de mars.

Ainsi, des trois fonctions du mot « woke », la première (celle de l’injonction) s’efface dans le temps devant les deux autres qui aujourd’hui se superposent. Le vocable est plus facile à comprendre si on essaie de le saisir, non pas en termes d’idées abstraites, mais en termes d’activité militante. Il s’agit de tout un phénomène qui caractérise notre époque et dont l’essence réside dans la combinaison de ces deux facteurs : la pression sociale impulsée par le poids de la honte et le besoin de vertu ostentatoire ; et l’opportunisme d’une fédération de causes qui ne partagent pratiquement qu’un adversaire fantasmé. Le mot woke nous a quand même permis de désigner ce phénomène pernicieux. Ce qu’il faut maintenant, ce ne sont pas d’autres arguments pour le réfuter, car on en a déjà assez et ce virus y est assez résistant. Nous avons plutôt besoin d’une stratégie militante permettant d’infuser au corps social des pressions et des émotions contagieuses qui contrent celles du wokisme. Vaste programme… où Franc-Tireur ne sera pas d’un grand secours. Car le « résistant » n’a pas encore pu définir l’ennemi.  



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