Accueil Monde L’urinoir et les talibans

L’urinoir et les talibans


L’urinoir et les talibans
"Fontaine" de Marcel Duchamp © Guy Bell/Shutterstock/SIPA Numéro de reportage : Shutterstock40603579_000008

Dans des rushes tirés d’un documentaire de la BBC [1], des Afghanes observent incrédules l’œuvre artistique de Marcel Duchamp qui leur est présentée. Une forme de nihilisme ronge l’Occident et explique pour partie l’échec de la coalition en Afghanistan.


Il est des anecdotes qui ne sont pas des faits divers, mais des surgissements inattendus et implacables de la vérité. Ainsi d’une courte vidéo qui dit tout de l’échec de l’Occident en Afghanistan, et plus généralement de l’impuissance actuelle de l’Occident face à l’islamisme.

Gêne et incrédulité

Trente secondes sans aucune violence, et pourtant terribles. L’envoyée d’une ONG quelconque présente L’Urinoir de Duchamp à un groupe d’Afghanes incrédules et dépitées. La gêne de l’intervenante est palpable en même temps que sa suffisance pincée. Le regard des Afghanes est éloquent : c’est celui du bon sens à qui on demande de prendre la démence au sérieux. On n’ose imaginer ce qu’elles peuvent penser : « c’est donc ça la civilisation qui a envahi notre pays et qui vient nous expliquer comment nous devrions vivre, des gens pour qui un sommet de l’art est de mettre un urinoir sur une estrade ? » Et de notre côté, comment ne pas nous révolter en pensant que c’est finalement pour ça que 90 de nos soldats ont donné leur vie : pour que des ONG folles puissent expliquer aux Afghans que l’art occidental, c’est une pissoire.

Les Talibans ont détruit les Bouddhas millénaires de Bâmiyân. L’épopée messianique conduite par les Etats-Unis n’a rien de mieux à proposer pour raviver l’art sur ces décombres qu’un urinoir. Comment s’étonner ensuite que l’état afghan créé de toutes pièces par les Occidentaux se soit effondré si vite ?

Ce nihilisme qui ronge l’Occident

Nous aurions pu parler aux Afghans de l’art gréco-bouddhique qui s’épanouissait jadis sur leurs terres, fruit sublime de l’épopée immortelle d’Alexandre et de la rencontre entre deux civilisations magnifiques. Nous aurions pu leur parler des miniatures persanes et des estampes japonaises, leur dire que nous, Occidentaux, sommes les héritiers du Parthénon, et des bâtisseurs de cathédrales et de vitraux enchâssant la lumière dans des symphonies de pierre ciselée. Nous aurions pu montrer à ces Afghanes que les Talibans enferment sous l’obscurité ignoble du tchador, la manière dont notre civilisation célèbre la beauté féminine depuis des millénaires, des drapés sensuels de l’Antiquité aux reines préraphaélites en passant par les Vierges médiévales en majesté, Athéna pensive et Jeanne d’Arc en prière.

A lire aussi, Jean-Yves Berthault: On peut et on doit parler avec les Talibans

Mais non. Nous leur avons montré L’Urinoir de Duchamp, parfait symbole du ricanement cynique et du nihilisme qui nous rongent. Nous leur avons montré qu’en même temps que nous prétendons être un modèle universel, nous nous méprisons nous-mêmes : François Chevallier le démontre avec brio dans La société du mépris de soi, en partant justement de Duchamp.

Foule passive et pervertie de consommateurs

Mais faut-il vraiment dire « nous » ? En regardant cette vidéo, la plupart des Occidentaux ne se sentent-ils pas plus proches des Afghanes effarées que de la conférencière ? Ce qui a si lamentablement échoué en Afghanistan, est-ce l’Occident ou l’idéologie délirante qui n’a pris le pouvoir en Occident que pour le dévorer de l’intérieur et le pousser à l’autodestruction ?

Nous, qui nous voulons encore héritiers des philosophes d’Athènes, des chevaliers de la Chrétienté et des savants des Lumières, nous qui considérons que l’Opéra Garnier est de l’art, mais que des pneus plaqués or n’en sont pas et n’ont rien à y faire, nous qui attendons autre chose qu’un urinoir, un carré blanc sur fond blanc, ou les œuvres grossières enrobées de discours pédants de Jeff Koons, nous ne sommes pas les responsables de la défaite face aux Talibans. Pourtant, nous aussi sommes coupables.

Kamel Daoud l’avait vu avec une lucidité remarquable après les agressions sexuelles de la nuit du Nouvel An à Cologne : c’était un double scandale. Scandale des agresseurs pervertis par les rapports hommes-femmes profondément pathologiques du monde arabo-musulman, mais scandale aussi de cette foule occidentale, restée passive car pervertie elle aussi. Pervertie et rendue lâche par une société où elle se sent lentement dépossédée de son pays, de son histoire, de sa dignité, par une éducation qui l’a dévitalisée, qui glorifie l’effacement de soi et le renoncement, qui la conditionne à renoncer à vivre pour se réfugier dans la consommation compulsive de la vie.

L’empire du moche

Oui, c’est bien la même perversion qui fait dire « vous n’aurez pas ma haine » à ceux qui massacrent nos enfants au Bataclan ou à ceux qui agressent nos femmes et nos filles à Cologne, et qui pousse à consentir à l’exhibition d’un plug anal en guise de sapin de Noël.

Nous ne sommes coupables d’aucun des crimes dont nous accusent chaque jour le progressisme et l’idolâtrie de la « diversité », mais nous sommes néanmoins coupables. Nous sommes coupables de courber l’échine. Nous sommes coupables d’avoir laissé la soif de beauté se déliter, étouffée par la banalisation du moche plus encore que du laid – je renvoie à la passionnante analyse qu’en fait le blogueur Cincinnatus. Nous sommes coupables d’avoir renoncé à l’élan vers la grandeur.

Jadis, pourtant, nous étions parvenus à imposer l’abolition de l’esclavage sur la quasi-totalité du globe. Nous avons remporté des batailles éclatantes, au champ d’honneur et sur nous-mêmes. Nous avons permis à l’humanité entière de lutter contre les épidémies et les famines, et de réduire de façon presque miraculeuse la mortalité infantile. Nous avons apprivoisé l’électricité et l’atome, et nous avons ouvert la route vers les étoiles. Il nous faudra, bien sûr, veiller à ne pas retomber dans les travers de l’impérialisme : les Grecs, à qui nous devons ce que nous avons de plus grand, nous mettent en garde contre l’hubris. Mais si nous voulons un jour pouvoir à nouveau défendre véritablement la dignité de l’Homme, nous devrons d’abord retrouver la conscience de notre dignité d’Occidentaux, et relever la tête.


[1] ‘Bitter Lake’, Adam Curtis, 2015.

Déjeuners avec les talibans

Price: 19,95 €

13 used & new available from 15,98 €



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent De « Titane » à « L’Événement »: des prix dans l’air du temps
Article suivant Appelez ça comme vous voulez…
Haut fonctionnaire, polytechnicien. Sécurité, anti-terrorisme, sciences des religions. Dernière publicatrion : "Refuser l'arbitraire: Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ?" (FYP éditions, 2023)

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération