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Prigojine: un condottiere aux portes de Moscou


Prigojine: un condottiere aux portes de Moscou
À la télévision russe, Vladimir Poutine dénonce un "coup de poignard dans le dos de son pays", alors que le groupe Wagner se mutine, 24 juin 2023 © Pavel Bednyakov/AP/SIPA

La confusion reste importante dans les chancelleries occidentales, après la volte-face d’Evgueni Prigojine, qualifié de « traître » par Vladimir Poutine dans une Russie un temps décrite comme au bord de la « guerre civile ».


La Russie est l’homme malade de l’Europe. L’épisode du vrai-faux coup d’Etat militaire lancé par le condottiere Prigojine, âme damnée de toutes les conquêtes et aventures militaires de la Russie des dix dernières années, aura encore confirmé aux yeux du monde ce que toutes les personnes sensées avaient déjà compris : il est impossible de prédire avec certitude ce qui peut sortir des hauteurs de l’Oural. D’une minute à l’autre, les actes les plus difficiles à concevoir peuvent se produire … toujours pour le pire. Nos catégories d’analyse rationnelles sont constamment mises à l’épreuve par ce pays à la verticalité maximale, où les factions et les bandes se disputent les faveurs du Tsar tout en complotant pour pouvoir un jour s’asseoir sur son trône. Tout juste se bornera-t-on ici à une méthode éprouvée : les faits, rien que les faits.

L’ancien restaurateur et repris de justice pétersbourgeois Evgueni Prigojine a multiplié ces derniers mois les saillies provocatrices à l’endroit des élites et des officiels russes, utilisant Telegram et les réseaux sociaux pour manifester son courroux. Prenant soin de ne jamais nommément désigner Poutine, le chef de l’orchestre wagnérien ciblait principalement le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef de l’Etat-major général des forces armées de la Fédération de Russie Valeri Guerassimov. Les grands « joueurs d’échecs » russes ont-ils lu Machiavel ? Le Florentin, traumatisé par les conflits qui ensanglantaient l’Italie de son temps, pensait à juste titre que les troupes de mercenaires étaient « incertaines, infidèles et dangereuses ».

Premier acte : les révélations d’un homme de guerre

Avant d’avancer ses 25 000 hommes sur les routes menant à Moscou, Evgueni Prigojine n’a pas fait mentir une donne du monde contemporain, singulièrement russe : le vrai est toujours un moment du faux. Cet homme simple aux manières franches, pour ne pas dire grossières, a tout simplement admis que la propagande russe au sujet de l’Ukraine était mensongère. Pas simplement depuis l’invasion, mais depuis 2014. C’est un élément majeur. À dire vrai, il s’agissait du premier coup de poignard authentique infligé à Vladimir Poutine par un homme de l’intérieur. Car, si Wagner n’était pas l’armée régulière, ce sont bien ses hommes qui avaient sauvé l’armée russe d’une débâcle totale en tenant Bakhmout.

Sur LCI, Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma francophone, l’avait lui-même déclaré en direct aux téléspectateurs français le 14 juin dernier – les choses vont vite en Russie, il faut suivre – : « Les soldats de Wagner sont les meilleurs de l’armée russe et nous allons continuer jusqu’à la frontière polonaise ». Visiblement mal informé, comme le porte-parole de l’ambassade russe Alexander Makogonov qui a souvent vanté ces soldats d’élite « semi-privés », cet éminent représentant de l’élite politique russe n’avait pas encore compris que les bons petits gars de Wagner étaient d’abord et avant tout attachés à leur maître, lequel les tient par l’argent comme la laisse retient le chien.

Au fil d’une guerre qui s’avère beaucoup plus difficile que ne le supposaient Poutine et les siens, Prigojine s’est affirmé comme un homme-clé, un incontournable et un incontrôlable bénéficiant d’une liberté de parole rare dans un pays où l’expression du plus petit citoyen fait l’objet de contrôles stricts. Qu’a donc dit Prigojine de si transgressif ? Il a d’abord martelé durant des mois que le commandement militaire russe était totalement incompétent, corrompu et composé de lâches qui n’avaient aucunement mérité leurs galons. Ensuite, c’est plus important pour nous, il a osé affirmer face caméra que la guerre n’avait aucune autre justification que l’appât du gain et l’impérialisme pur et dur. 

Il a pêle-mêle déclaré que l’Ukraine n’avait pas bombardé Donetsk pendant huit ans, ne s’attaquant qu’à des positions militaires russes et se bornant à défendre son intégrité territoriale. Il a aussi accusé, dans le même élan, l’administration russe de n’avoir cessé de piller le Donbass depuis 2014 et d’avoir conduit des centaines de milliers de jeunes Russes à la mort sans aucune considération pour leurs familles. Mieux encore, Evgueni Prigojine a brisé le tabou des tabous en reconnaissant, une première pour un Russe de cette envergure, que l’Ukraine n’avait jamais envisagé d’attaquer la Russie et que l’OTAN n’était pas menaçante. Que demande le peuple ? Prigojine a dit que le ciel était bleu, nous n’allons pas rétorquer qu’il est rouge pour faire plaisir aux porte-voix du Kremlin.

Acte 2 : Prigojine plus malin que le général Boulanger

À en croire les médias américains, la CIA savait que Prigojine préparait une tentative de « putsch », guettant le moment idéal pour agir et fondre sur Moscou à la tête de ses 25.000 hommes renforcés de blindés. L’armée russe étant très largement occupée en Ukraine, le coup était possible en prenant rapidement la capitale par les plaines – merci aux larges autoroutes soviétiques -. Du reste, les wagnérites n’ont pas affronté de grandes difficultés dans la ville de Rostov – il se dit d’ailleurs que les hommes de Kadyrov sont toujours coincés dans les embouteillages -. Contrairement à ce qu’avancent beaucoup de polémistes en mal de sensations fortes, personne n’a trouvé cela « excitant » ni même « souhaitable ». Aucun média ni aucun Etat, les renseignements US ayant fait part au Washington Post de leur crainte qu’une guerre civile n’ait explosé en Russie…

En revanche, il était parfaitement légitime d’espérer que le désordre dure un peu plus de manière à affaiblir l’armée d’invasion russe en Ukraine et un régime qui devra un jour tomber. La paix en Europe ne sera pleinement obtenue que lorsque la Russie aura cessé son « opération spéciale de dénazification et de sauvetage des russophones », prétextes de manipulateurs patentés héritiers directs de Youri Bezmenov qu’Evgueni Prigojine ou Igor Girkin ont jouissivement envoyé aux oubliettes. Dans sa fureur maîtrisée, Evgueni Prigojine semblait difficilement arrêtable sans un bain de sang, portant le combat en Russie pour la première fois depuis des décennies, laissant même un temps penser que l’armée régulière russe naguère dépeinte en « deuxième armée du monde » n’était plus que la deuxième armée de son propre pays.

Moscou était découverte, protégée par la Garde nationale. Imaginez, pour vous faire une idée, 25 000 légionnaires avec des chars Leclerc foncer sur Paris qui ne pourrait compter que sur des policiers et des gendarmes. Oh, Vladimir Poutine disposait bien de forces aériennes, mais l’emploi de telles ressources sur son propre territoire aurait été terrible pour son image. La voie royale pour une marche sur Moscou était ouverte. Mais nous sommes en Russie. Evgueni Prigojine s’est comporté comme son cœur et ses mœurs le lui commandaient : tel un seigneur de guerre des Steppes, il s’est avancé jusqu’au château du Boyard pour présenter ses doléances, montrer sa force et repartir aussi sec. Dans ce laps de temps, il a tué une douzaine de soldats de l’armée régulière, morts pour défendre un Tsar qui a déjà perdu l’aura du monomaque.

Acte 3 : Poutine et Prigojine, deux perdants

Le tout puissant Poutine a donc dû faire appel à son homologue biélorusse Alexandre Loukachenko pour le sortir du piège, lequel est un ami de vingt ans de l’ancien chef cuistot. Monsieur Patate – c’est son surnom -. Un vassal, un sous-fifre de la Russie. Quelle humiliation que de confier son sort à celui qu’on méprise. Vladimir Poutine ne pouvait pas s’abaisser à discuter avec un « terroriste ». Il a été obligé de faire appel à un tiers pour éviter des tirs amis supplémentaires, pour ne pas être exposé devant le monde entier.

Ainsi, il a abaissé son autorité dans un pays dont la culture politique abhorre la faiblesse et ne respecte que la force. C’est une défaite à moyen terme. Comment expliquer à son peuple que celui qui quelques heures plus tôt était mis en examen pour haute trahison, pouvait repartir sans dommage après avoir versé du sang de militaires russes dans sa course folle savamment préméditée ? Quel peuple pourrait supporter que le criminel soit gracié avant même qu’il ne soit jugé ? On notera d’ailleurs, c’est très amusant, que quelques politiciens français – dont Nicolas Dupont-Aignan – s’étaient offusqués que le Parlement place Wagner sur la liste des organisations terroristes, mais passons…

Le spectacle donné par la Russie est aussi tragique que comique. C’est un colosse aux pieds d’argile que des clans rêvent de dépecer comme aux grandes heures des années 90. Vladimir Poutine est maintenu sous perfusion artificielle, bunkerisé. Il n’a pas frappé le coup d’estoc quand l’autre mâle alpha est venu le défier. Il s’est protégé lui-même avant de rendre justice à son peuple qui a vécu 24h d’angoisse. Des élus russes ne s’y trompent pas. Dimanche 26, Andrei Gurulyov a déclaré sur le plateau du célèbre Vladimir Solovyov que Priogjine et son complice Utkin devaient être « exécutés », qu’il n’y avait même pas d’autre option possible.

Pour l’heure, il s’agit d’un vœu pieux. Wagner a été démantelé et une partie de ses soldats seront incorporés dans l’armée régulière, mais Prigojine est vivant et réfugié à Minsk. Il compte encore des fidèles.

Acte 4 : une fin de règne

Et si Prigojine avait fait autant de mal au régime de Poutine que l’année et demi de guerre en Ukraine ? Le caractère fantasque et sauvage de la vie politique russe est dévoilé au monde. Il n’y a plus aucun doute possible, bien qu’il restera encore quelques sectaires qui soutiendront mordicus ce régime anachronique et en perdition dont la relative résilience économique ne masquera plus longtemps le caractère aussi criminel qu’anarchique. L’homme d’ordre laisse le désordre gagner les rangs. Il ne tient plus vraiment son pays.

Si l’exercice spéculatif est à laisser aux semi-habiles, il est possible de tracer des contours pour les deux prochaines années. Vladimir Poutine n’a plus que deux options. Abandonner la guerre en Ukraine ou prendre les habits d’Ivan Le Terrible en tranchant de multiples têtes. Dans les deux cas, le vent qui se lève est mauvais et il aura du mal à passer 2024 qui est une année d’élections. Il est bien sûr possible qu’il tienne encore, les dictateurs savent se défendre et la société civile russe ne semble pas avoir les ressources nécessaires à la rébellion. 

Reste que le dernier grand Empire à l’ancienne de la planète vacille, trop aveuglé par son passé pour laisser de côté des ambitions qui lui sont désormais inatteignables. Quant aux Ukrainiens, ils ont une fenêtre de tir. Gageons qu’ils essaieront d’en profiter. Plus vite cette guerre sera finie, plus vite l’Europe retrouvera le calme et les massacres cesseront. Un jour, peut-être, la Russie retrouvera-t-elle la raison. L’Histoire retiendra de Prigojine qu’il fut un imprévu et l’accélérateur d’un mouvement naturel qui le dépassait.




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Gabriel Robin est journaliste rédacteur en chef des pages société de L'Incorrect et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019). Il a été collaborateur politique

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