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Le véhicule en dit long sur le rapport qu’on entretient au monde


Le véhicule en dit long sur le rapport qu’on entretient au monde
Région lyonnaise, 11 février 2022 © Laurent Cipriani/AP/SIPA

Le gouvernement veut à tout prix contenir la progression des véhicules du “convoi de la liberté”, voire affiche un certain mépris envers ses participants. Quand des personnes désespérées n’arrivent plus à se faire entendre, leur véhicule s’avère être leur porte-voix, un prolongement de l’humain. Analyse.


Le véhicule en dit long sur le rapport qu’on entretient au monde. Aujourd’hui, il se substitue même à la parole. C’est pour cette raison qu’un convoi de 1700 véhicules, s’inspirant du convoi pour la liberté qui déferla sur Ottawa, tente ces jours-ci de rallier Bruxelles en passant par une Paris Interdite.

Le retour des gilets jaunes ?

Les revendications en France dépassent le cadre d’une insurrection contre une “dictature” sanitaire qui fut à l’origine de la formation du convoi canadien. Dans notre pays, s’agrègent, comme ce fut le cas lors de la crise des gilets jaunes, tous les désespoirs d’une classe sociale malmenée par la disparition du pouvoir d’achat, la hausse des prix et la stagnation des salaires. Le tout s’accompagne d’un sentiment de mépris de la part de nos élites. Il s’agit d’un « convoi de la honte » selon Clément Beaune, secrétaire d’État aux Affaires européennes. À Paris, le préfet de police Lallement œuvre activement pour le non – accueil dudit convoi. 

Pourtant : « la mèche est allumée » affirme l’un des participants interrogés par CNews. « On ne veut pas déranger les Parisiens, mais on est là. On était à Perpignan, Toulouse, Limoges, aujourd’hui Issoudun et Bourges. Les grenouilles sont sorties de la casserole » poursuit-il, manifestant ainsi sa colère. Les conducteurs des engins rassemblés parlent de fraternité, de retrouvailles, d’union contre l’adversité. Il s’agit véritablement de faire corps, de remettre du plein là où le vide menace, de lutter contre la solution continuité.

En quête de lien

Il est donc important, au-delà de la manifestation de force évidente, de comprendre ce que l’homme et la machine nous disent de nous. En effet, le véhicule s’avère être le prolongement de l’humain. À y bien regarder, il dit tout de lui : on bichonne sa caisse ; on la façonne à son image avec le tuning. Au volant, on laisse souvent libre cours à l’expression de ses humeurs, qu’il s’agisse d’une chanson fredonnée ou de quelques larmes versées. On fait aussi parfois un doigt d’honneur vengeur à la voiture qui vous inflige la micro-agression d’un dépassement vécu comme une blessure narcissique. Nombreux sont ceux d’entre nous qui, prenant le volant tous les jours, risquent souvent un petit “Duel”, pour évoquer le film de Steven Spielberg. Pour mémoire David Maan, tranquille représentant de commerce sillonnant les routes y commet l’irréparable en dépassant un camion plus lent que lui. S’engage alors un jeu du chat de la souris avec le conducteur du poids lourd, véritable homme-machine, dont on ne voit jamais le visage.

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Aussi, ne méprisons pas ces conducteurs et leurs engins, ils nous parlent de nous qui sommes viscéralement des personnages de la Bête humaine de Zola, tous au volant de notre locomotive, la Lison. Jacques Lantier mécanicien de l’engin, Gabin pour toujours dans le film de Renoir, flanqué du conducteur Pecqueux, c’est nous. Nous voici tous : à pied, à cheval ou en voiture. Nous sommes tous les mêmes, éternellement prolongés par nos machines, en quête de lien et de fraternité, luttant contre les hivers, les traverses et les chausse-trappe de la vie. Écoutons plutôt Zola, c’est lui qui le dit le mieux alors qu’il  décrit  la locomotive-femme et ses deux compagnons déchirant une campagne hostile, crevant la nuit de l’hiver dans une fraternité retrouvée : « Mais, dans cette tourmente, tout avait disparu, à peine pouvaient-ils, eux pourtant à qui chaque kilomètre de la route était familier, reconnaître les lieux qu’ils traversaient : la voie sombrait sous la neige, les haies, les maisons elles-mêmes semblaient s’engloutir, ce n’était plus qu’une plaine rase et sans fin, un chaos de blancheurs vagues, où la Lison paraissait galoper à sa guise, prise de folie. Et jamais les deux hommes n’avaient senti si étroitement le lien de fraternité qui les unissait, sur cette machine en marche, lâchée à travers tous les périls, où ils se trouvaient seuls, les plus abandonnés du monde, que dans une chambre close, avec l’aggravante, l’écrasante responsabilité des vies humaines qu’ils traînaient derrière eux. »

Et si c’était simplement le lien entre les hommes que le “convoi de la liberté” se proposait de restaurer ?




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est professeur de Lettres modernes

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