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Il est venu le temps des religions sans Dieu…

Jean-François Colosimo voit dans la confusion entre politique et religieux l'origine de nos maux


Il est venu le temps des religions sans Dieu…
Jean-François Colosimo, 2018. ©Hannah Assouline

Dans Aveuglements, Jean-François Colosimo, historien et théologien, voit dans la confusion entre politique et religieux l’origine des convulsions du monde moderne. Le dévoiement de la religion en un ensemble de rites marque la défaite de la spiritualité au profit d’idéologies politiques souvent mortifères. Tétanisé par la menace djihadiste, l’Occident peine à comprendre ce paradoxe. 


Est-il possible d’être à la fois engagé et nuancé, passionné et précis, méthodique et digressif sur des questions aussi décisives par les temps qui courent que le retour du religieux, le choc des civilisations, les métamorphoses et les masques d’un nihilisme au mieux de sa forme, la barbarie la plus primitive des égorgeurs de Daech et celle de l’hypertechnologie prométhéenne de la Silicon Valley, cet aboutissement extrême occidental de la mondialisation libérale ? Est-il possible, aujourd’hui encore, de conjuguer l’histoire, la géopolitique, la philosophie et surtout la théologie sans oublier, parfois, la littérature et la poésie pour tenter de conjurer ce que Debord appelait en voulant caractériser la misère de l’homme moderne, « la perte de tout langage adéquat aux faits » ?

À lire le monumental essai de Jean-François Colosimo, Aveuglements, la réponse est oui. Le sous-titre, Religions, guerres, civilisations, délimite un champ de bataille qui est le nôtre aujourd’hui, qu’on le veuille ou non. Il est pourtant hors de question, pour l’auteur, d’élaborer une théorie ou de faire preuve d’esprit de système. Ceux qui voudront trouver ici un brûlot antimoderne ou un manifeste néoconservateur seront déçus. Si Colosimo se livre à une critique serrée des Lumières ou de la fin de l’histoire rêvée par la révolution bolchévique dans la vieille tradition du messianisme russe, il n’est pas question pour lui de nier leur rôle, y compris dans sa propre réflexion : « Mes amis nostalgiques des hymnes de la Révolution redouteront peut-être que je ne me mette à ressasser les rengaines de la Réaction. Qu’ils se rassurent, ce n’est doublement pas le cas : ni qu’ils connaissent vraiment cette pensée qu’ils croient savoir accessoire et arriérée ; ni que je la croie vraie quoique je sache capital de connaître son actualité. Faut-il ajouter que je me sais pour partie héritier des Lumières et participant de la modernité qui ont leur part de bonheurs ? »

Dieu est mort, pas les croyants

Le lecteur d’Aveuglements ne pourra pas se réfugier dans le confort intellectuel. Il y a du Bernanos chez Colosimo, celui des Grands cimetières sous la lune qui n’hésite pas à tirer contre son camp au nom de l’honneur et de l’amour. Ou ce que l’on pourrait croire être son camp, au vu de la biographie de notre homme : un catholique converti à l’orthodoxie, un des grands théologiens français, professeur à l’Institut Saint-Serge. Comme Bernanos, il a juré, dans Aveuglements, de nous émouvoir « d’amitié ou de colère, qu’importe ? » et son livre, tel qu’il le définit lui-même en citant Michel Foucault et Maurice Clavel, s’apparente d’abord à un « reportage d’idées », à un « journalisme transcendantal ».

Aveuglements part d’un premier constat, tout entier contenu dans son titre. À proprement parler, nous ne voyons plus ce qui se passe, ce qui se passe vraiment. Nous sommes terrifiés, en Occident, par les fondamentalismes religieux que nous tenons pour des archaïsmes mortifères. Mais nous nous trompons sur les raisons réelles de ce phénomène. Il ne s’agit pas d’un passé qui revient à la faveur de crises géopolitiques et d’un désarroi identitaire né de l’uniformisation du monde sous le signe de l’individualisme. Il s’agit en fait de la continuation d’un mouvement historique long que l’Occident a lui-même initié et qui consiste en une sécularisation du religieux : on a remplacé les Églises par les États, la foi en Dieu par la foi en des idéologies et Dieu lui-même par un individu appelé à devenir souverain.

La confusion entre politique et religion

Ce mouvement a transformé les vieilles théologies, celle de Thomas d’Aquin, d’Averroès ou de Maïmonide en « théologie politique » : peu à peu, il n’a plus été question de croire en Dieu dans une conjugaison entre foi et raison, mais d’établir des religions sans Dieu, d’en garder les rites, les signes, les symboles, en divinisant l’État, le pouvoir. Sans oublier l’histoire dont la fin n’est plus le Jugement dernier et la Cité de Dieu d’Augustin, mais l’horizon radieux de la société sans classe des bolcheviks, le Reich de mille ans ou l’utopie des Pères fondateurs des États-Unis voyant dans une terre nouvelle l’occasion d’expérimenter une « théodémocratie » qui perdure aujourd’hui encore, avec « cette destinée d’exception sous la protection de Dieu ».

L’islam n’a pas échappé à ce mouvement, y compris dans les formes terroristes qu’il a prises après la révolution chiite iranienne en 1979 ou lors du 11 septembre 2001. D’où le face-à-face auquel nous assistons aujourd’hui entre l’Occident et les diverses formes étatiques que prend l’islam fondamentaliste, qui a tout d’une rivalité mimétique et rien d’un choc des civilisations, concept que Colosimo démonte sans trembler : « Embarras majeur : on ne sait plus de la religion et de la politique où sont l’original et la copie, à moins de considérer qu’ils sont les ersatz ou les résidus l’un de l’autre. » Dans son chapitre intitulé « La guerre perpétuelle », Colosimo montre que cette confusion des genres explique déjà en grande partie les tragédies du xxe siècle, y compris les deux guerres mondiales.

L’égorgement du père Hamel dans l’église de Saint-Etienne-du-Rouvray illustre l’oubli de la spiritualité

D’où l’intérêt d’une généalogie fouillée de cette confusion ou de cette substitution. Pour aller vite, Colosimo distingue plusieurs coupables. D’abord, les Lumières et leur dégénérescence dans la Terreur, qu’il décrit minutieusement sous l’angle d’un phénomène religieux sécularisé avec Robespierre en mystique de l’Être suprême. Ensuite le philosophe allemand Carl Schmitt, culturellement catholique, mais qui dans sa Théologie politique de 1922 théorise cette divinisation totalitaire de l’État qui plaira tant aux nazis, lesquels feront de lui leur juriste officiel. Cette substitution est aussi à l’œuvre dans le nihilisme russe de 1905, le stalinisme et le djihadisme, aveuglements mortifères qui prétendent faire advenir un homme nouveau. Même notre Troisième république, que l’on voit habituellement comme un régime plutôt aimablement anticlérical, modérément radical-socialiste, n’a pas échappé à cette métabolisation du religieux en divinisant la patrie, en vouant un culte aux monuments aux morts ou en amenant au Panthéon la dépouille des saints laïques de la raison et de l’émancipation.

Pour Colosimo, homme de foi, l’Adversaire existe pourtant. C’est lui qui fait régner l’illisible chaos de notre temps. Et, quand notre auteur évoque dans une conclusion poignante l’égorgement du père Hamel dans la cathédrale de Saint-Étienne-du-Rouvray, il nous montre que ce qui était à l’œuvre ce jour-là, ce n’étaient pas des hommes, c’était le stade ultime de cette fameuse théologie politique et, paradoxalement, l’oubli de la spiritualité. La seule voie, pourtant, qui puisse nous faire revenir sur les chemins de l’espérance et de l’amour rédempteur.

Aveuglements : religions, guerres et civilisations, de Jean-François Colosimo, Éditions du Cerf, 2018.

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Mars 2018 – #55

Article extrait du Magazine Causeur




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