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La « cancel culture », cette effrayante intolérance progressiste

Si vous pensez que le "woke" est un ustensile de cuisine chinois, lisez cet article


La « cancel culture », cette effrayante intolérance progressiste
J. K. Rowling photographiée en 2016, à Londres. La créatrice d'Harry Potter est malmenée par des progressistes qui lui reprochent ses prises de position. © Nils Jorgensen/Shutters/SIPA Numéro de reportage: REX40442118_000013

Les déboires récents de J.K. Rowling, l’auteur de Harry Potter, boycottée par des militants adeptes de la théorie du genre, peuvent sembler aussi grotesques qu’éloignés de nous. Après avoir lu une bien curieuse prose dans le Monde cette semaine, Jeremy Stubbs nous met en garde: l’ennemi est déjà dans la place.


Quand nous pensons à la censure, à la confiscation de la liberté de parole, nous pensons en priorité aux exemples historiques des régimes autoritaires ou théocratiques, aux témoignages vécus comme celui de Soljenitsyne, ou aux transpositions dans la fiction comme celle, aujourd’hui archétypique, du 1984 d’Orwell.

Dans chaque cas, il s’agit d’un carcan linguistique et intellectuel imposé par un État centralisé, hiérarchique et dominateur. Mardi dernier, dans une lettre ouverte publiée sur le site de la revue américaine, Harper’s Magazine, plus de 150 membres de l’intelligentsia internationale, surtout anglo-américaine, mettent en garde contre une forme de censure inédite exercée par des minorités – ou pour leur compte – qui se prétendent dépourvues de tout pouvoir politique, économique et médiatique. Parmi les signataires, on trouve des noms illustres d’écrivains, d’universitaires et de journalistes tels que Salman Rushdie, Garry Kasparov, Margaret Atwood, Martin Amis, Noam Chomsky, Stephen Pinker, Malcolm Gladwell ou Jonathan Haidt. Étrangement, ils appartiennent autant à la gauche qu’à la droite du spectre politique.

La France souffre du syndrome du village d’Astérix. On croit que, quel que soit le vent de folie qui souffle depuis les pays anglophones, la Gaule résistera…

La portée de cette lettre est suffisamment significative pour qu’elle soit publiée simultanément dans les presses allemande, espagnole, japonaise et française – en l’occurrence, dans le Monde, fait sur lequel nous reviendrons.

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Selon les auteurs, la nouvelle censure qui s’exerce dans les universités, les maisons d’édition, les médias et même les entreprises, se caractérise par une « intolérance à l’égard des opinions divergentes », un « goût pour l’humiliation publique et l’ostracisme » et une « tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une certitude morale aveuglante. » Il s’agit d’exclure du discours public à la fois certains points de vue et les voix qui les portent. L’idéologie au nom de laquelle ces prohibitions sont imposées est le woke, ce politiquement correct dopé aux stéroïdes ; la stratégie adoptée par ses partisans est la cancel culture, littéralement « la culture de l’annulation » ou « du boycott » Quels en sont les tenants et aboutissants ?

L’annulation pour les nuls

Le woke, d’un mot anglais voulant dire « éveillé » ou «  vigilant », constitue une sorte de tétraèdre aux quatre facettes, chacune représentant une opposition manichéenne : la race, montant les noirs contre les blancs (toutes les autres ethnies sont invitées à se ranger du côté des noirs) ; le féminisme, montant les femmes contre les hommes ; la sexualité, montant les homos contre les hétéros ; et le genre, montant les transgenres et autres non-binaires contre les cis, c’est-à-dire tous ceux qui ne se catégorisent pas comme les premiers. Chaque facette est inséparable des autres ; les militants de l’une sont solidaires des autres. Dans chaque opposition, le second groupe – les blancs, les hommes, les hétéros et les cis – est considéré comme ayant tort de par son existence même. Cela s’appelle le « privilège » blanc, masculin et/ou hétéro. Tout le système est placé sous le signe du vieux marxisme révolutionnaire : il s’agit de saisir le pouvoir dans tous les pays, de détruire le capitalisme et de renverser l’ordre social. Quant à la cancel culture, elle se justifie de la manière suivante : des groupes qui, au cours de l’histoire, auraient été privés d’opportunités pour s’exprimer, qui auraient été « silencés », ont le droit aujourd’hui de « silencer » à leur tour tous ceux qui expriment une opinion contraire à la leur.

Si, dans le monde fictif de 1984 ou le monde réel de la Chine contemporaine, l’imposition de la pensée unique est « top down », dictée d’en haut par un gouvernement, la cancel culture est « bottom up », promue par de simples militants – quoique avec l’appui d’un grand nombre des vrais privilégiés, les peoples, vedettes et autres m’as-tu-vu qui, étant majoritairement blancs, hétéros et cis, ressentent le besoin de se faire bien voir en dénonçant publiquement tout écart doctrinal de la part de leurs semblables.

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La cancel culture est une métonymie. Au début, il s’agissait bien pour les partisans du woke de faire annuler, par des campagnes de protestations, des événements tels que des conférences ou des débats universitaires auxquels participaient des penseurs dont les idées pouvaient provoquer une détresse psychique insupportable chez les bien-pensants. L’exemple classique en est celui du Canadien Jordan Petersen, professeur de psychologie, grand pourfendeur des idéologies politiquement correctes et auteur du bestseller, 12 règles pour une vie (Michel Lafon, 2018). L’année dernière, l’université anglaise de Cambridge, qui lui avait proposé un poste de chercheur invité, a retiré son offre suite à une campagne de dénonciation organisée par des étudiants et des membres de la faculté. Pas de liberté académique pour les ennemis de la liberté woke.

Pourtant, après la simple annulation, l’action des woke s’étend à des appels à boycotter un(e) tel(le) de façon permanente. En particulier, toute déclaration publique contraire à l’esprit woke, qu’elle provienne d’une personnalité médiatisée ou même parfois d’un simple quidam, suscite une campagne vindicative et haineuse sur les médias sociaux. C’est ce qu’on appelle le « pile on. » Ici, l’exemple classique est celui de l’auteure de la série Harry Potter, l’anglaise J. K. Rowling, elle-même assez bien-pensante, plutôt de gauche et pro-Union européenne. En décembre dernier, elle publie un tweet où elle défend une employée d’une ONG virée pour avoir soutenu que des trans femmes, nées donc avec une physiologie masculine, ne sont pas des femmes de la même manière que des femmes nées avec une physiologie féminine. Dans le tollé qui suit, elle est dénoncée comme une « TERF », abréviation pour « Trans Exclusionary Radical Feministe » ou « Féministe radicale opposée aux transgenres. » De simple acronyme descriptif, cette monosyllabe est devenue une injure qui met fin à tout débat. Au mois de juin, elle récidive et le torrent d’insultes et d’appels au boycott de ses livres reprend avec une force décuplée, menée par les activistes purs et durs suivis par des peoples, en l’occurrence les comédiens rendus célèbres par les adaptations de ses romans. Le « pile on » a deux caractéristiques essentielles. La première est un mélange d’hyperbole outrancière et de chantage émotionnel. Voici le contenu d’un tweet typique d’une trans femme californienne : « Soyons clairs : ce que prônent J. K. Rowling et d’autres TERFs c’est la torture et la mise à mort des jeunes trans. » La deuxième est le recours à des torrents d’injures où l’argumentation intellectuelle joue peu de rôle. Au cours du véritable déferlement de haine virtuelle qui s’abat sur elle, J. K. Rowling, femme et victime dans le passé de violences conjugales, est inondée des pires grossièretés misogynes. C’est presque rassurant : le vieil ordre patriarcal reste présent même chez les militants woke.

Quand la foi est mauvaise

La France souffre du syndrome du village d’Astérix. Ici, on croit que, quel que soit le vent de folie qui souffle depuis les pays anglophones, la Gaule résistera. Faux. L’ennemi est déjà dans la place. La publication de la tribune des 150 par le Monde peut sembler un acte de solidarité en faveur de la liberté de parole par ce quotidien à la gloire sans doute passée, mais non dépourvu d’un certain prestige. Pourtant, tout dans sa façon de présenter le texte constitue un désaveu paradoxal.

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Le titre en anglais est littéralement « Une lettre sur la justice et le débat ouvert. » En revanche, le titre du Monde est « Notre résistance à Donald Trump ne doit pas conduire au dogmatisme ou à la coercition. » Il y a certes une référence passagère à M. Trump dans le texte, mais ce n’est pas du tout une polémique gauchiste contre lui. Enfin, après la tribune vient une véritable mise en garde éditoriale dans le journal français. Citant des groupes d’intellectuels qui ne sont jamais nommés, omettant tout exemple précis, le Monde affirme que le vrai danger provient, non de la gauche radicale mais de l’extrême droite et des « suprématistes blancs », avant de rappeler que Donald Trump lui-même a dénoncé récemment la cancel culture. Le message aussi clair que contradictoire : la tribune a été écrite surtout pour dénoncer Donald Trump mais par des auteurs qui sont proches de sa façon de penser ultra-conservatrice. Cette aporie logique empreinte de mauvaise foi est dans le plus pur esprit woke.

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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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