Eric Zemmour : 68 est un bloc. Il n’y a rien à conserver


Eric Zemmour : 68 est un bloc. Il n’y a rien à conserver

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Propos recueillis par Cyril Bennasar, Daoud Boughezala, Elisabeth Lévy et Gil Mihaely. 

Elisabeth Lévy. Bienvenue à Causeur, où vous êtes accueilli en ami, ce qui signifie que nous ne tairons aucun de nos désaccords avec vous. L’incroyable adhésion ou répulsion que suscitent votre livre et votre personne révèle un phénomène politique inédit, qui plonge la plupart des commentateurs dans une telle désolation qu’ils n’y comprennent goutte, se contentant de brailler quelques mots-clés : « raciste ! », « réactionnaire ! », « islamophobe ! ». C’est aussi ce phénomène que nous voulons comprendre. Vous dites souvent que vous ne faites pas de politique, mais que faites-vous d’autre que de la politique en défendant vos idées et votre vision de la France ?

Éric Zemmour. J’ai toujours dit que je n’étais pas un homme politique, c’est-à-dire un élu ou un militant encarté, mais je n’ai jamais dit que je ne faisais pas de politique ! Je fais de la « politique gramscienne » en menant un combat d’idées dans le cadre d’une lutte pour l’hégémonie intellectuelle. Ce en quoi je m’inscris dans une tradition française qui conjugue journalisme, littérature, histoire et politique. J’ai baigné là-dedans depuis mes 12 ans, c’est ce que j’ai toujours voulu faire.

EL. En somme, vous seriez une sorte de Plenel de droite ?

EZ. Plenel fait de la politique, et il en a bien le droit ! Je suis en désaccord total avec lui, j’estime qu’il fait partie de ces élites qui ont détruit la France depuis quarante ans. La différence entre nous, c’est que lui est dans l’invective : dans sa vision, il incarne le bien et je suis le mal, tandis que, moi, je ne le diabolise pas.

Gil Mihaely. N’y a-t-il pas une contradiction entre le travail intellectuel, qui cherche la vérité, et le travail politique, qui vise le pouvoir ?

EZ. Je n’accepte pas ce distinguo. En politique, la conquête du pouvoir doit servir à y faire accéder ses idées, donc ce qu’on pense être la vérité. Ou alors on devient un politicard. C’est ce que nous voyons le plus souvent aujourd’hui, mais ça n’a pas toujours été le cas.

EL. Sauf que, dans la réalité où se débattent l’élu ou le ministre, on fait rarement face à des choix binaires. Or, à vous lire, on dirait qu’on a le choix entre le retour en arrière et le désastre postmoderne, entre la femme au foyer pour tous et la GPA/PMA pour tous. Bref, est-ce que Mai 68 est un bloc ?

EZ. Oui ! C’est un bloc. Et je suis volontairement caricatural pour bloquer toute discussion.

EL. Ça commence fort ! Nous, nous pensons qu’on a le choix et qu’il faut se battre sur deux fronts : contre le progressisme imbécile d’un côté, contre l’illusion « réactionnaire » de l’autre.

GM. En un mot, nous nous sentons plutôt conservateurs.

EZ. Conservateurs ? Mais que reste-t-il à conserver ? Le monde tel qu’il va depuis quarante ans, le monde soixante-huitard ? Les conservateurs aujourd’hui s’appellent Plenel et Cohn-Bendit. Et votre troisième voie n’existe pas. Vous et tous ceux qui se disent conservateurs aujourd’hui me font irrésistiblement penser à la fameuse phrase de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » C’est exactement ça : vous chérissez les causes et déplorez les effets. Vous ne pouvez pas sortir de cette contradiction.[access capability= »lire_inedits »]

EL. Si, par le haut ! Je prétends qu’on peut conserver le libéral (au sens philosophique) sans être condamné au libertaire ni à l’ultralibéralisme…

EZ. Eh bien vous vous trompez ! Lisez Michéa, libéral et libertaire, ça va ensemble : l’un fait la courte-échelle à l’autre.

EL. En somme, si je veux restaurer l’autorité à l’école, je dois retourner à ma cuisine ? Avec toutes les femmes médecins, ingénieurs, pilotes, fonctionnaires, ouvrières ?

EZ. Et c’est moi qui suis caricatural ? « Les femmes à la maison », c’est un mythe ! Les femmes ont toujours travaillé.

EL. Je vous accorde que ce tableau d’un passé intégralement « patriarcal » est un conte de fées et que la mixité française est ancienne. N’empêche que nos grands-mères étaient totalement dépendantes de nos grands-pères !

EZ. C’est faux…, et puis aujourd’hui les femmes sont dépendantes de l’État ! Des millions de femmes dépendent des allocations, presque toutes les femmes seules ! Vous préférez l’État et le patron à l’époux, pas moi !

EL. Eh bien oui, je préfère dépendre de la solidarité nationale, neutre, que d’un homme particulier.

EZ. Eh bien moi, je pense le contraire ! En plus, à l’époque, les maris étaient aussi dépendants des femmes que l’inverse, elles faisaient tourner la maison, elles travaillaient, elles tenaient la bourse et l’épargne du foyer et elles n’étaient pas cloîtrées chez elles. Au Moyen Âge, c’étaient les femmes qui vendaient les produits sur les marchés et non pas les hommes. Ils assuraient certaines tâches difficiles, car ils étaient plus forts physiquement.

Ce n’est qu’avec l’avènement du capitalisme, à partir du xixe siècle, que commence le véritable asservissement des femmes. Le capitalisme les a doublement piégées : au xixe siècle en les enfermant à la maison, et à partir des années 1960 dans une logique consumériste. On veut que les femmes consomment, c’est pour cela qu’on les fait sortir de chez elles. Le génie du capitalisme a été de faire croire aux femmes que le salariat était une libération ! Elles sont esclaves du patron, des allocations de l’État et de la consommation.

Si cela vous fait plaisir d’appeler ça libération, allez-y ! Moi j’appelle cela un autre asservissement.

EL. Désolée, vous ne me convaincrez pas qu’il faut choisir entre l’égalité et la différence…

EZ. Et vous aurez l’indifférence au nom de l’égalité. Ce que veulent les militants de l’égalité, ce n’est pas l’égalité, c’est l’indifférenciation sexuelle. Je suis tout à fait d’accord pour l’égalité juridique entre hommes et femmes, mais on en est loin ! On est passé à un égalitarisme forcené. C’est une lutte sans fin. On est dans 1984 : vous appelez l’asservissement « liberté » et l’indifférenciation « égalité » !

GM. Vous voilà pourtant pris dans la même contradiction que nous : vous ne voudriez pas revenir sur l’égalité des droits, mais vous savez que le jour où elle est instaurée, ce que vous appelez l’égalitarisme forcené est inévitable.

EZ. Parce qu’il ne faut plus parler de droits, il faut seulement parler d’égalité juridique. Le reste est composé d’inégalités fécondes qui sont des différences et des complémentarités.

Cyril Bennasar. Peut-être sommes-nous en train de nous tromper de dispute. Éric Zemmour, vous êtes républicain, vous ne pouvez-pas être hostile à l’égalité, même entre hommes et femmes ! Je crois que ce qui me sépare de vous, au sujet des femmes, ce n’est pas l’égalité, mais la liberté. Voilà pourquoi je pense avec Finkielkraut que le travail des femmes a été une chance pour l’amour. La conquête de femmes libres de vous quitter n’est-elle pas plus glorieuse que l’ancienne hiérarchie conjugale ? Voudriez-vous une femme dépendante autrement que par les sens et par le cœur ?

EZ. Le travail des femmes, en tout cas le travail salarié, a d’abord favorisé l’illusion d’une fausse indépendance qui a poussé au divorce de masse, puis il a déresponsabilisé les hommes vis-à-vis de leurs femmes et de leurs enfants ! Si c’est ça le résultat, bravo ! C’est destructeur pour la société, pour les hommes, pour les femmes et pour les enfants. C’est un monde nihiliste. Vous pouvez faire ce choix sous couvert d’égalitarisme. Moi pas.

GM. Quand vous faites de la libération des femmes l’une des principales causes du déclin français, vous êtes un parfait héritier de 1789, révolution virile et misogyne qui a fondé la république sur une stricte séparation des sexes, « nettoyé » les armées et exécuté Olympe de Gouges pour transgression…

EZ. Absolument. Ou plutôt, la Révolution s’est faite non pas contre la libération, mais contre le pouvoir des femmes, au xviiie siècle, qui nous a menés de catastrophe en catastrophe. Mme de Pompadour complote avec son ami Bernis le changement d’alliance qui aboutit à la défaite de la France dans la guerre de Sept Ans contre les Prussiens et les Anglais. À cause d’elle, nous avons perdu le Canada et l’Inde ! Alors, oui, la Révolution française de Robespierre à Bonaparte, c’est la revanche contre les femmes qui ont ruiné la France.

EL. En ce cas, la progression de l’islam devrait vous réjouir : les musulmans sont autant d’alliés potentiels dans votre combat pour les valeurs traditionnelles et patriarcales…

EZ. L’émergence de l’islam et les conversions de masse dans les banlieues sont liées à la féminisation de la société et à cet égalitarisme forcené. Beaucoup de jeunes hommes se convertissent à l’islam car c’est leur seul moyen de réendosser les habits virils. Voilà où on en est ! Et je le regrette plus que vous.

CB. On a l’impression que vous défendez en toute chose le primat du collectif et que les passions individuelles doivent toujours se conformer à la règle commune. Or, la civilisation occidentale est fière, et à juste titre, d’avoir accouché d’un individu autonome.

EZ. Vous vous trompez d’époque. Aujourd’hui, nous avons une société gouvernée par le primat de l’individu, qui détruit toute structure collective et finit par détruire les individus !

GM. Mais l’individualisme est consubstantiel à la démocratie libérale.

EZ. C’est tout le problème. Stendhal écrivait à ce propos : « Ils prennent l’étiolement de leur âme pour de l’humanisme et de la générosité. »

EL. D’accord, vous n’aimez pas la sensiblerie. À quoi ressemble la politique selon vos vœux ? Du sang et des batailles, Napoléon et Robespierre ?

EZ. La grande tradition française, c’est avant tout Richelieu. Et il ne s’agit pas d’inclinations personnelles, mais d’idées et de résultats. Les grandes idées, la sensiblerie, ça donne la Libye, ça donne l’État mafieux du Kosovo. Et ça donne la Syrie qu’on a failli bombarder et qui est maintenant notre seul défenseur contre l’État islamique, notre nouveau diable. Les grands sentiments n’ont rien à faire dans les relations entre États.

CB. Cette realpolitik intégrale n’aboutit-elle pas à transformer la France en Suisse ? J’aime mon pays comme vous, et j’ai du mal à renoncer à une certaine grandeur qui nous pousse parfois à agir même quand nos intérêts ne sont pas menacés.

EZ. Nous agissons toujours pour défendre nos intérêts, même quand nous prétendons le contraire. Le reste est habillage et hypocrisie.

GM. Il est indéniable que toutes les inventions de la modernité ont eu un prix, voire une face noire. Doit-on pour autant devenir amish, rejeter le monde moderne en bloc, à commencer par la technologie, faire comme le chef des primates dans La Planète des singes ?

EZ. Il y a un rapport évident entre la technologie et la modernité. La technologie est un prétexte et un moyen pour réaliser l’idéologie. Cela m’a particulièrement frappé quand j’ai rédigé Le Suicide français. L’idéologie libertaire a précédé Internet mais s’est déployée grâce à lui. Pascal Lamy nous dit avec mépris qu’on ne peut plus revenir aux frontières à l’âge d’Internet et des porte-conteneurs. Sauf que les porte-conteneurs existent depuis les années 1950 ! Simplement, ils ne servaient pas au tourbillon planétaire des marchandises.

GM. Quoi qu’il en soit, l’histoire ne remet jamais le dentifrice dans le tube. On ne reviendra pas au monde d’avant.

EZ. Je n’ai jamais dit que nous allions revenir en arrière. Je sais bien que la Restauration n’est pas le retour à la monarchie absolue.

GM. Vous voyez bien que vous êtes conservateur !

EZ. Je ne suis pas conservateur, j’essaye de sauver ce qui nous reste de bon… c’est-à-dire plus grand-chose. Et les seules bonnes choses qui nous restent appartiennent à l’ancien monde. Au monde d’avant 1968. Qui était infiniment meilleur que le nôtre.

Daoud Boughezala. La nostalgie n’est certes pas un crime. Mais quel est le visage de votre nostalgie ? La France dont vous rêvez est-elle celle des Trente Glorieuses et, surtout, du consensus gaullo-communiste ?

EZ. Pour la période contemporaine, oui. Mais mes âges d’or à moi sont le règne de Louis XIV, avec Racine et Molière, et la France de Napoléon, mais en 1810 : je ne me consolerai jamais de la perte de la Rhénanie et de l’Italie du Nord ! C’est pour cela que j’aimais l’Europe des Six. La France, pour moi, ce sont les paysages, les petites églises dans les villages, Chateaubriand et Victor Hugo – même si je suis en désaccord avec ses idées politiques –, la beauté des femmes dans la rue, la convivialité, les salons, les cafés où les femmes sont avec les hommes…

EL. Croyez-vous vraiment que la France des années 1950 ressemblait à ce tableau idyllique, et peut-être un brin kitsch ?

EZ. Évidemment ! Sans parler de la beauté de la langue française. Avez-vous vu des images d’archives d’ouvriers qu’on interviewait, la qualité de leur langue et de leur syntaxe, par rapport aux jeunes bourgeois d’aujourd’hui qui parlent un français aussi débraillé que leur tenue…

CB. Ce sentiment du déclin que nous sommes nombreux à partager est-il spécifique à notre époque ? N’est-ce pas d’abord la nostalgie de votre enfance qui parle en vous ?

EZ. Dans Les Belles de nuit de René Clair, Gérard Philipe ne cesse de rêver de la femme du garagiste de l’étage du dessous, mais à chaque fois son rêve se passe dans une époque historique différente, et à chaque fois quelqu’un lui dit : « C’était bien mieux dans ma jeunesse ! » Pendant ce voyage dans le temps, le spectateur comprend que l’histoire n’est que guerres et massacres. Alors, je ne prétends pas que tout est nouveau : Rousseau parlait déjà de la féminisation de la société et Platon des enfants qui sont les maîtres de leurs parents. Je ne nie pas pour autant qu’une partie de ma nostalgie soit celle de mon enfance. Reste que nous vivons une véritable décadence, pas seulement le sentiment renouvelé de la décadence. Vous ne ferez croire à personne que la France qu’on est en train de construire depuis les années 1990-2000 est plus belle, plus douce, et plus grande, que la France des années 1960 !

DB. Pensez-vous que l’État peut encore faire le bonheur des gens malgré eux, en restreignant leurs libertés au nom du Bien souverain ? Peut-on encore dire, comme Pompidou, que « la société n’existe pas » ?

EZ. Oui ! Pompidou avait raison. La société en voie d’implosion a détruit l’État, la nation et l’individu. Les conservateurs de l’époque – car à l’époque il y avait encore des choses à conserver – avaient raison. Même Alain Minc, dans son dernier livre (Le Mal français n’est plus ce qu’il était, Grasset), reconnaît que nous sommes devenus « une société d’atomes ». On croyait que la société allait se gouverner de façon équilibrée et harmonieuse, et on a échoué, dit-il en substance. Oui coco, tu as échoué, et tu laisses un champ de ruines !

GM. Mais nous vivons en démocratie. Tout ce que vous dénoncez, les gens l’ont voulu, non ? Prétendez-vous, comme les staliniens d’hier, savoir ce qui est bon pour eux ?

Absolument pas, je prétends qu’ils ont été endoctrinés pendant quarante ans. Aujourd’hui, ils commencent à comprendre qu’ils ont été floués au nom de la liberté, c’est pour cela qu’ils achètent mon livre.

EL. Avons-nous besoin d’un État autoritaire ?

EZ. Nous avons besoin d’un État qui soit l’État. Sous de Gaulle et Pompidou, les libertés étaient respectées. L’État n’était pas autoritaire, il était l’État et il défendait l’intérêt général.

DB. N’est-ce pas le gaullisme finissant qui a ouvert la voie au déclin que vous observez ?

EZ. Oui ! C’est tout le début du livre ! Ça m’a passionné de voir comment Pompidou – le plus grand chef d’État qu’on ait eu après de Gaulle – était enserré dans ses contradictions entre conservatisme et capitalisme. Giscard jouait de l’idéologie dominante et de sa modernité, car il n’avait aucune vraie culture. Alors que Pompidou avait une vraie culture.

GM. En réalité, de nombreux symptômes du mal que vous décrivez sont déjà présents trente ans avant Mai 68. Dans L’Étrange défaite, Marc Bloch décrit des ministères dirigés par des techniciens qui méprisent le peuple. Mais il n’idéalise pas le peuple et dénonce l’égoïsme des ouvriers autant que celui des bourgeois…

EZ. Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites. Pour moi, le drame français des années 1930, c’est le pacifisme, le « droit-de-l’hommisme » de l’époque. Et la faute de la France n’a pas été, comme on le répète aujourd’hui, de ne pas intervenir en Espagne, mais de n’avoir rien fait quand Hitler a remilitarisé la Rhénanie en 1935 : notre armée avait une occasion unique depuis 1806 d’écraser seule l’Allemagne et de la diviser. L’unité de l’Allemagne est une catastrophe géostratégique pour la France. Et pourquoi n’avons-nous rien fait ? Parce que, depuis 1918, la gauche croit au pacifisme, et que ce pacifisme nous envoie dans le mur ! Il y a cependant une différence de taille. Peut-être que Marc Bloch dénonce l’égoïsme des ouvriers, mais, à son époque, l’ouvrier était glorifié par les élites. Jean Gabin était un héros. Depuis les années 1970, on le caricature comme un plouc à la Jean Carmet dans Dupont Lajoie.

EL. Dans Bienvenue chez les Ch’tis, les ouvriers sont très sympathiques !

EZ. Rien à voir ! Dans Bienvenue chez les Ch’tis, le prolétaire est disneylandisé et prétendument glorifié, alors qu’en fait il est ridiculisé !

EL. Sans doute parce que, s’il y a des ouvriers, il n’y a plus de classe ouvrière.

EZ. La classe ouvrière a été détruite d’abord par l’individualisme soixante-huitard, et ensuite par l’immigration. Et c’est volontairement que le patronat l’a détruite, car les ouvriers étaient allés trop loin en faisant la grève générale en mai 1968.

EL. Vous êtes de plus en plus de gauche !

EZ. Évidemment !

EL. Né en 1958 (évidemment !), vous aviez donc 25 ans au moment de la naissance de SOS Racisme. Vous n’avez jamais été séduit par l’antiracisme ?

EZ. Jamais ! J’ai été élevé à l’école primaire d’avant 1968, donc je suis vacciné contre SOS Racisme. Il y a six mois, à l’occasion du trentième anniversaire de la Marche des beurs, Harlem Désir a déclaré : « Avant SOS Racisme, avant la Marche des beurs en France, c’était assimile-toi ou rentre chez toi. Avec la Marche des beurs et SOS Racisme, on a trouvé la formule intermédiaire. » Eh bien, moi, j’ai rompu avec la gauche sur cet « intermédiaire ». Ayant été enfant dans les années 1960, j’ai connu la France de l’assimilation. Et je n’ai pas supporté de la voir disparaître.

EL. L’heure tourne et nous n’avons pas encore abordé le chapitre de votre livre qui a rendu fous vos adversaires et passablement déconcerté vos amis, je parle de Vichy et de Pétain, qu’on vous accuse de vouloir réhabiliter… Sans aller jusque-là, on peut s’étonner que vous ne trouviez rien à garder de Mai 68 mais que vous finassiez s’agissant de Vichy…

EZ. Soyons clairs : Vichy était un pouvoir xénophobe et antisémite, dont le véritable crime est d’avoir édicté deux statuts des juifs. Je sais par ailleurs que Vichy a dénationalisé des juifs français, cela a concerné mes parents et mes grands-parents.

Ce que je soutiens, c’est, qu’en même temps, Vichy a tenté de sauvegarder des pans de souveraineté nationale parce que son grand objectif était de faire comme les Allemands dans les années 1920 : finasser et préparer la revanche. Quand les Allemands demandent qu’on leur livre les juifs – et ce sont eux qui le font quoi qu’on en dise aujourd’hui –, Vichy refuse de livrer les citoyens français. Même Serge Bernstein, dans Les Inrocks, qui est là pour condamner ce que j’ai dit, le reconnaît. Vichy décide donc de faire un troc avec le diable en sacrifiant les juifs étrangers. C’est peut-être honteux, ignoble, et immoral, mais il n’empêche que 90 % des juifs français ne sont pas morts, n’ont pas été envoyés dans des camps, et seulement 25 % du total des juifs en France ont été déportés. C’est le meilleur résultat en Europe occupée.

GM. Nous ne contestons pas ce fait, mais les conclusions que vous en tirez. Vous rappelez que Vichy a déchu de leur nationalité française les juifs naturalisés après 1927 et, en abrogeant le décret Crémieux, tous les juifs algériens qui étaient français depuis trois générations. Cela vide un peu de son sens la protection des juifs français, non ?

EZ. Cela réduit la signification de cette protection, mais cela ne l’annule pas. Il ne s’agit pas seulement d’abstraction. La France est le pays qui a accueilli le plus grand nombre de juifs dans l’entre-deux-guerres, plus que les États-Unis, même, en proportion de sa population. Et que vous le vouliez ou non, cet afflux de gens pauvres qui n’avaient rien à voir avec les israélites français issus de l’assimilation napoléonienne a posé de gros problèmes. Les rapports des préfets sont terribles : ils montrent que la population française ne supportait plus les juifs venus de Pologne et d’Allemagne. Et puis, quand l’ambassadeur des États-Unis appelle Laval à la veille de la rafle du Vel’ d’Hiv et lui dit « Ne donnez pas les juifs », Laval lui répond : « D’accord, prenez-les. » Et l’ambassadeur des États-Unis rétorque : « Non. » Pourquoi n’accuse-t-on pas les États-Unis d’être responsables de la rafle du Vel’ d’Hiv’ ?

GM. Les États-Unis sont sévèrement critiqués pour avoir eux-mêmes rejeté les juifs (le cas du navire Saint-Louis en 1939, par exemple) et pour ne pas avoir bombardé les camps de la mort. En revanche, ils ont grandement contribué à vaincre l’Allemagne. Mais pourquoi ne pas reconnaître que ce sont des Français, dont certains étaient antisémites, qui, contre Vichy et contre Pétain, ont risqué leurs vies pour sauver des juifs ?

EZ. Parce que, sans la distinction entre Français et étrangers, le courage des Français n’aurait pas suffi. Il y a eu deux fois plus de Justes hollandais que de Justes français. Et pourtant 100 % des juifs hollandais ont été massacrés. Seulement, Serge Klarsfeld ne voulait pas qu’on dise que Vichy avait sauvé des juifs, aussi préfère-t-on, pour une fois, célébrer les Français.

Le problème, c’est que vous confondez antisémitisme d’État et antisémitisme racial. Maurras avant-guerre se moquait et dénonçait l’antisémitisme racial des Allemands. Je ne dis pas ça pour le glorifier, mais pour faire des distinctions. Beaucoup de Français approuvaient un certain antisémitisme d’État, qui estimait que les juifs avaient trop de pouvoir et qu’ils faisaient passer leur solidarité confessionnelle avant leur statut de citoyens. Encore une fois, je n’ai jamais défendu les mesures xénophobes et antisémites de Vichy. Je dis simplement que le pacte avec le diable a réussi, que cela vous plaise ou non, que vous trouviez ça moral ou pas. Je ne suis pas le seul à le dire, l’historien du génocide Raul Hilberg le dit lui-même !

EL. Si vous ressortez le « dossier Vichy », c’est parce que, depuis la parution du livre de Paxton en 1973, on invoque Vichy pour discréditer toute tentative d’établir des distinctions entre nationaux et étrangers – une arrestation est une rafle et une expulsion une déportation. C’est insupportable, nous sommes d’accord. Mais croyez-vous lutter contre ce confusionnisme en expliquant que « la politique de souveraineté de Vichy » a eu des conséquences positives ? Pensez-vous « vendre » la préférence nationale aux Français avec un exemple aussi scabreux ?

EZ. Je ne veux pas « vendre » la préférence nationale avec Vichy. Le problème est qu’à partir des années 1970-1980, on criminalise, au nom de Vichy, la distinction entre Français et étrangers. Je pense qu’il faut trancher ce nœud gordien qu’est Vichy pour pouvoir décriminaliser cette distinction. Donc je l’ai fait, délibérément, oui !

EL. Désolée, mais si la souveraineté nationale mène au statut des juifs, tant pis pour la souveraineté !

EZ. L’obsession de Vichy n’est pas liée au statut des juifs, dont j’ai dit le mal que j’en pensais. Dès qu’on expulse trois sans-papiers, on nous renvoie à la rafle du Vel’ d’Hiv qui, elle, a concerné les juifs étrangers…

GM. Et les « dénaturalisés »…

EZ. Oui. Reste que les documents officiels préparant la rafle du Vel’ d’Hiv parlent d’« étrangers de nationalité allemande, russe, etc. ». Quand Alois Brunner descend à Nice avec la Gestapo, parce qu’il en a assez des tergiversations de l’État français, il fait une rafle gigantesque et envoie tout le monde au massacre, juifs français, juifs étrangers, c’est un carton plein ! Que cela vous plaise ou non, quand l’État français n’est pas là, il y a des conséquences.

EL. C’est cela que vous appelez la politique d’assimilation, que les juifs d’après-guerre, selon vous, n’ont jamais pardonnée à Vichy ? De fait, ce que ces ingrats retiennent de Vichy, ce n’est pas la distinction entre Français et étrangers, même si cette distinction a sauvé des vies, c’est la distinction entre juifs et non-juifs, que vous ferez difficilement passer pour une mesure assimilationniste.

EZ. Il n’en est pas moins vrai que Paxton a deux ennemis : la souveraineté nationale et l’assimilation. Selon lui, Vichy a livré les juifs étrangers parce que la population française ne les supportait plus. Les Français étaient trop assimilationnistes et reprochaient aux immigrés juifs de ne pas s’assimiler assez vite. Et la conclusion de Paxton est que la France doit renoncer à sa tradition assimilationniste. Alors, je n’en démordrai pas : si on veut revenir sur la criminalisation de la distinction entre nationaux et étrangers, qui nous empêche, entre autres, d’avoir une politique migratoire, il faut crever tous les abcès et arrêter d’avoir une guerre de retard. En 1940, l’armée française préparait la guerre de 1914 et en 1914 celle de 1870. Moi je fais la guerre de l’avenir. On me traite d’idiot utile de l’extrême droite antisémite, mais depuis quand l’extrême droite antisémite n’a-t-elle pas touché au moindre cheveu d’un juif ? Est-ce l’extrême droite antisémite qui manifeste dans la rue en criant « Mort aux juifs » ? Mohamed Merah était-il d’extrême droite ? Nemmouche a-t-il lu Maurras ?

EL. Eh, vous n’êtes pas aux Inrocks !

EZ. Pardon, mais vous employez parfois les mêmes arguments. Et ce n’est pas un compliment.

EL. Nous ne tomberons pas d’accord sur l’assimilation façon Vichy, mais nous pouvons regretter avec vous l’abandon de l’assimilation républicaine. Votre livre raconte en effet l’adoption subreptice par la France du modèle multiculturel dans lequel toutes les cultures, tous les modes de vie, sont considérés comme également légitimes. Dans ces conditions, savons-nous encore fabriquer des Français ?

EZ. Vous m’avez bien lu ! Sur ce sujet-là non plus, on ne reviendra pas en arrière, et c’est pour cela qu’on va à la catastrophe. On ne reviendra pas à l’assimilation, et c’est pour cela qu’on n’intègre plus et qu’on ira vers l’affrontement des communautés.

GM. Sur l’immigration, beaucoup ont préféré contester vos chiffres que discuter vos thèses. Essayons d’y voir clair. Qui désignez-vous sous le terme « immigration » ?

EZ. Je parle de l’immigration en provenance du sud de la Méditerranée depuis quarante ans. Donc de beaucoup de gens qui qui sont juridiquement français.

GM. Ce n’est pas la définition communément admise. Pour le ministère de l’Intérieur, l’immigration est un flux, pas un stock : les immigrés sont les titulaires d’un visa, jusqu’à cinq ans après leur arrivée en France, ou des clandestins. Après cinq ans de résidence en France, on sort de l’immigration.

EZ. Pour moi, l’immigration c’est le flux et le stock puisque le flux abonde le stock et que le stock, me semble-t-il, ne se résorbe pas, sinon juridiquement. Toute la manipulation, depuis trente ans, consiste à vider la mer avec le droit du sol et les naturalisations. Et une fois qu’on a transformé des étrangers en Français, on nous raconte qu’il n’y a pas plus d’étrangers. Évidemment, puisqu’on leur a donné une carte d’identité française. Ainsi, si vous faites venir 100 millions d’étrangers en France et que vous leur donniez la nationalité française à tous, il n’y aura pas plus d’étrangers en France. Vous serez contents, mais ça ne sera plus le même pays ! C’est pour cela que les querelles de chiffres sont ridicules.

EL. Peut-être, mais dans un État de droit, on ne peut pas distinguer les citoyens en fonction de leur origine…

EZ. Je ne le souhaite absolument pas.

EL. Vous avez parlé d’invasion au sujet des malheureux qui échouent à Lampedusa. En admettant qu’il y ait invasion, croyez-vous vraiment qu’il y ait des envahisseurs ?

EZ. En 1965, Boumediene disait : « Nous vaincrons avec le ventre de nos femmes. »

GM. Admettons. Mais, aujourd’hui, nombre de ces « envahisseurs » sont français. Que fait-on avec eux ?

EZ. Votre question nous ramène à l’assimilation. Ils sont français juridiquement, mais tant qu’ils ne seront pas intégrés et assimilés, ils ne seront pas vraiment français, en tout cas aux yeux des autres. Malika Sorel a une très belle formule, elle dit que « devenir français, c’est changer d’arbre généalogique ». Or, beaucoup d’immigrés ne veulent pas changer d’arbre généalogique.

GM. Même si vous avez raison, cela ne nous dit pas ce qu’il faut faire.

EZ. Si on me lit bien, on voit que mes solutions découlent de mon diagnostic. Vous croyez que le général de Gaulle était humaniste quand il a organisé le débarquement d’un million de Pieds-Noirs ? C’est à l’État de faire son boulot, c’est-à-dire de renvoyer chez eux les immigrés qui arrivent.

CB. La tiers-mondisation de la France me désole autant que vous, mais je voudrais la combattre à partir d’une position progressiste. Après tout, si l’islam me pose problème, c’est justement parce qu’il nous ramène à la France de mon arrière-grand-père. La réponse apportée par Geert Wilders n’est-elle pas plus fédératrice que celle des partis populistes qu’on soupçonne de vouloir revenir à une Europe blanche ?

EZ. L’islam ne vous ramènera pas à l’époque de votre arrière grand-père, car l’islam n’a rien à voir avec le christianisme. Le patriarcat musulman polygame n’a rien à voir avec le patriarcat chrétien monogame. Quand Delacroix va en Algérie en 1840, les seules femmes qu’il peint sont des juives, car ce sont les seules qui ne sont pas voilées. Quant à Wilders, très peu pour moi. Je sais, je serais très populaire à gauche si je contestais l’immigration au nom des droits des homosexuels ! Eh bien non ! Cette réponse libérale ne plaît pas à la société française, et surtout pas aux classes populaires. C’est une réponse de bobo un peu plus lucide que le bobo de base.

EL. Sur ces questions-là, vous allez plus loin que le FN…

EZ. C’est votre point de vue. Vous pourriez dire aussi que je reprends le programme du RPR de 1990 stipulant que l’islam n’était pas compatible avec la République…

EL. Ce qui vous situe à l’opposé de Soral, qui prétend réconcilier la France black-blanc-beur contre les juifs. Vous affirmez pourtant avoir des points d’accord avec lui. Un homme qui attribue tous les malheurs du monde à une seule cause, qu’il s’agisse des juifs ou des coiffeurs, est-il un interlocuteur légitime ?

EZ. Ma position est claire : je discute avec tout le monde. Personne n’est un sous-homme, personne n’est le diable. Alain Soral a écrit Vers la féminisation. C’est sur ce livre que j’ai des points d’accord avec lui, même si cet accord n’est pas parfait. La preuve en est que j’ai publié quelques années après lui Le Premier Sexe. Mais je reconnais que son diagnostic de départ est comparable au mien. Quant à l’objectif politique de Soral, il veut se servir de la rage antisémite d’une partie de la jeunesse arabo-musulmane pour faire le Grand Soir révolutionnaire et renverser le grand capital incarné par les juifs. Besancenot poursuit le même objectif quand, après les émeutes de 2005, il tente d’attirer la jeunesse arabo-musulmane à la LCR. Sauf que lui le camoufle derrière l’antisionisme. De toute façon, ce projet n’a aucune chance de réussir…

EL. Donc, vous ne vous laissez jamais emporter par l’ivresse du politiquement incorrect, par le plaisir de défendre une opinion minoritaire ?

EZ. Non.

EL. On a parfois l’impression, pourtant, que vous opposez une doxa à une autre. Le Syndicat de la magistrature représente 20 à 30 % de la magistrature, mais à vous entendre les « juges rouges » sont partout !

EZ. Excellent exemple ! Le Syndicat de la magistrature est certes minoritaire, mais depuis les années 1970 ses idées ont gagné presque tout le corps de la magistrature. Cela s’appelle une idéologie dominante, et c’est cette idéologie qui, en quarante ans, a défait la France.

EL. D’où une situation paradoxale. Vos idées sont beaucoup plus populaires que cette idéologie dominante. Et vous avez sans doute perdu la bataille…

EZ. Oui, j’ai gagné dans le peuple français, mais j’ai perdu en réalité. En conséquence, le peuple a perdu aussi.

GM. Donc, le suicide français a réussi ?

EZ. Oui, hélas ! Depuis quarante ans, on diffuse un poison à effet lent dans les veines de la France. Aujourd’hui, on peut en voir les effets les plus spectaculaires, et les Français se rendent compte qu’ils sont collectivement malades et que les élites ont détruit la France qu’ils aimaient. D’où la haine des élites qui ne cesse de progresser…

GM. IL faudrait savoir : c’est un suicide ou un assassinat ?

EZ. Je dirais que c’est un assassinat qui a pris les apparences d’un suicide parce que le peuple entier a été fasciné par le discours des assassins.[/access]

*Photo : Hannah.

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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