Accueil Édition Abonné Avril 2024 Tant qu’il y aura des films

Tant qu’il y aura des films

"Borgo" de Stéphane Demoustier / "Amal, un esprit libre" de Jawad Rhalib / "Civil War" de Alex Garland


Tant qu’il y aura des films
© Petit Film et France 3 cinéma

Une prison, un collège, un pays : trois films à l’affiche, trois lieux, trois façons de voir le monde. Le cinéma n’en finit pas de s’interroger sur nos sociétés, quitte même à inventer une guerre civile. Mais le réel lui va beaucoup mieux.


Tragique

Borgo, de Stéphane Demoustier, sortie le 17 avril.

On avait déjà apprécié les grandes qualités cinématographiques de Stéphane Demoustier lors de la sortie de son précédent et troisième long métrage, La Fille au bracelet. Un « film de procès » bigrement efficace avec Roschdy Zem et Chiara Mastroianni dans les rôles principaux, sans oublier Anaïs Demoustier, la sœur du cinéaste, plus que parfaite dans le rôle d’une avocate générale particulièrement impitoyable. Une ténébreuse histoire d’adolescente dont on doute jusqu’au bout de l’innocence ou de la culpabilité dans une affaire de meurtre. La mécanique scénaristique se révélait redoutable et la réalisation, manipulatrice à souhait. Avec Borgo, Demoustier semble franchir une étape supplémentaire dans la maîtrise. Il faut dire qu’il s’est emparé d’un incroyable fait divers que l’on croirait tout droit sorti de l’imagination trop fantasque d’un… scénariste. Mais non, le film suit fidèlement la réalité en l’édulcorant même un peu, ce qui est normal, dans la mesure où ladite affaire n’a pas, à ce jour, trouvé sa résolution judiciaire définitive.

© Petits Films

La principale protagoniste est en prison et risque de le demeurer pour de longues années. Sa faute ? Avoir désigné une cible à deux tueurs à gages. Savait-elle alors ce qu’elle faisait ? Pouvait-elle vraiment l’ignorer ? Demoustier reprend ici l’interrogation qui traversait déjà son précédent film. Mais cette fois, le contexte est plus sensible et politique. Tout simplement parce que le film, comme l’histoire dont il s’inspire, se déroule en Corse, autour de la prison de Borgo, au sud de Bastia, bien connue pour sa population carcérale composée en grande partie de militants nationalistes, et réputée pour un certain laxisme dans sa gestion quotidienne.

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C’est donc l’histoire d’une surveillante de cette prison un peu particulière qui, venue du continent avec mari et enfant, va peu à peu se laisser approcher, à l’extérieur, par un groupe de militants politiques armés résolus à éliminer un « traître ». Demoustier décrit avec beaucoup de finesse et d’intelligence cette manipulation. Tout a déjà mal commencé pour le couple en question : le lendemain de leur installation dans une cité bastiaise, ils découvraient un régime de bananes déposé sur leur paillasson par un « aimable » voisin, mis en verve par la peau noire de l’époux de la surveillante…

Cette allusion à un racisme insulaire indéniable n’a pas plu. Elle explique sans doute que fin 2023, une projection du film en avant-première à Bastia ait été perturbée par une alerte à la bombe. C’est qu’aux yeux de certains Corses, ce film appuie là où ça fait mal.

Stéphane Demoustier fait donc preuve d’un réel courage à décrire une réalité sous tous ses angles, sans rien cacher de ses aspects les plus rugueux, voire les plus inquiétants, tandis que le double spectre de la dérive mafieuse et de la tentation indépendantiste semble mener le bal. Le film est en outre porté par l’incandescence de son actrice principale, l’impeccable Hafsia Herzi, découverte en son temps dans La Graine et le Mulet par le désormais aussi proscrit que talentueux Abdellatif Kechiche. C’est aussi grâce à elle que Borgo se détache nettement du lot de la production française actuelle en nous tendant un miroir sans concession.


Glaçant

Amal, un esprit libre, de Jawad Rhalib, sortie le 17 avril.

Les films sur l’éducation ont envahi les écrans depuis quelques semaines et, au regard de leurs qualités, on s’en réjouit. À une ou deux exceptions près, ils jouent tous cartes sur table, comme si les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard avaient ouvert les yeux de certains cinéastes. Finies les caricatures, bienvenue à la peinture complexe d’un milieu en pleine dépression. Amal, un esprit libre nous vient de Belgique. On se frotte les yeux, en effet, lorsqu’on découvre les réalités du système éducatif de nos voisins.

© UFO distribution.

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Le film raconte l’histoire d’une prof harcelée et menacée au sein de son collège. Loin de bénéficier de la solidarité de ses pairs, elle doit au contraire faire face à une administration pour le moins démissionnaire et, surtout, à la présence dans l’équipe enseignante d’un imam, prof de religion parmi d’autres, et qui ne recule devant rien pour mener sa mission prosélyte. On assiste avec effarement à cette défaite de la laïcité éducative qui conduit au pire.


Sanglant

Civil War, de Alex Garland, sortie le 17 avril.

D.R

Le titre de ce film affiche une belle promesse, Civil War (« Guerre civile »). Hélas, elle n’est pas tenue. Le réalisateur prend la direction trop facile du film dit de survie, soit quatre personnages embarqués dans un véhicule au beau milieu de la tourmente d’un pays, les États-Unis, en proie à une guerre civile donc. Quatre reporters de guerre qui plus est – le cinéma américain adore ces figures héroïques de journalistes confrontés au pire et censés incarner la liberté… Quel dommage de délaisser à ce point l’approche politique de ce sujet : on ne sait rien des fondements de ce conflit qui replonge les Américains dans une guerre de Sécession. Rien sur les forces en présence. Rien sur les discours développés par les deux camps. On a juste droit à une vision banalement paranoïaque de l’histoire en mouvement. Le réalisateur passe allègrement à côté de ce qui aurait pu être un grand film politique, ambition sacrifiée sur l’autel du spectaculaire, et même du sanguinolent à la Tarantino, ce qui, ici, frise l’indécence.

Avril2024 – Causeur #122

Article extrait du Magazine Causeur




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Critique de cinéma. Il propose la rubrique "Tant qu'il y aura des films" chaque mois, dans le magazine

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