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Où sont les esprits libres?

Alors que les écrans et les discussions se multiplient, le conformisme intellectuel s'étend


Où sont les esprits libres?
Image d'illustration Unsplash

Dans le dédale des ruines sinueuses qu’a laissé derrière elle la destruction du véritable progrès de l’esprit humain, une jeunesse innombrable et boursoufflée d’inculture se croit libre et éveillée…


Elle oublie qu’il n’y a pas esclave plus docile que celui qui se croit libre. Dans le panurgisme inintellectuel ambiant, tout porte à croire que la liberté de pensée inspire une crainte paralysante à une horde juvénile qui n’aborde qu’avec circonspection toute idée qui ne lui a pas été insufflée par une «story», un «snap», un «tweet», un minuscule reportage faussement journalistique et purement aride d’intellectualité. Un état de fait qui divise la jeunesse en deux camps opposés : les déconstructeurs en fleurs, et les réactionnaires en pleurs.

De cette configuration résulte une irréconciliable dichotomie : d’un côté les avaleurs de belles idées progressistes, de l’autre les réfractaires nichés dans la protéiforme contre-culture antimoderne. Comme chacun a peur de voler de ses propres ailes, malgré l’obsession individualiste qui anime les premiers et raidit leurs dogmatiques vertèbres, et le désir d’envol réactionnaire des seconds, nous nous retrouvons devant deux factions radicalement opposées. La première est celle à laquelle chaque jeune est destiné, sa naissance dans le monde moderne le condamnant aux fruits secs qu’engendre la défaite de la pensée, par une permanente exposition à la propagande anti-nationale, anti-blanche, anti-hétérosexualité, anti-carniste, anti-viticole, en somme, anti-française.

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Vers une nouvelle servitude volontaire 

Les GAFAM devenus empereurs et prêtres, ils disqualifient une pléthore de parents et d’institutions qui ont le malheur de n’être pas informés sur les affres qu’ouvre la fréquentation du monde numérique, face auquel tous les cercles infernaux imaginés par Dante semblent être de champêtres jardins édéniques. Ainsi, comme la Rome impériale fabriquait des guerriers conquérants et orgueilleux, comme la royauté catholique dessinait des adorateurs de Dieu, comme la République a façonné des patriotes soumis à la loi civile et au culte national, la tyrannie numérique aux douces et serviables apparences sécrète des esclaves zélés. Tous ces systèmes séculaires de gouvernement de la conduite humaine ont pour point commun de former des automates obéissants, cordialement invités par tout le cadre social à chérir le principe générateur de la Cité, que ce soit, respectivement, la mythologie païenne, l’adoration christique, ou le culte républicain. 

Après l’infâme siècle des totalitarismes, vient celui de la servitude numérique volontaire, dans l’asservissement de laquelle se jettent d’innombrables jeunes gens, pour laisser dans la pénombre les parents et l’école. Les GAFAM ont fait ce que tous les prédicateurs monothéistes et tous les dictateurs eussent espéré accomplir : modeler l’homme à l’image de leur dessein. Partant, la fin des esprits libres étant pleinement constatable dans la simple observation du déconcertant suivisme idéologique qui régit la «pensée» des jeunes, le sophisme kantien «ose penser par toi-même» semble d’une prodigieuse actualité.

L’ignorantisme prégnant comme fabrique à geignards indignés

La faction la plus nourrie, tombée des tuyaux de l’ère ultra-capitaliste, celle qui s’indigne de la pluie qui la mouille et de l’ombre qui la suit, comprend les militants de tous les combats, visant tous à instaurer, au fond, une vraie uniformité culturelle et identitaire, malgré la fausse revendication à la différence qu’ils répandent urbi et orbi. Dans un élan honteusement paternaliste et colonial, ils prétendent vouloir défendre des «minorités» en se basant sur la couleur épidermique et le passé oppressé, en oubliant les phénomènes historiques, et surtout l’autonomie capacitaire qu’ont retrouvé ces pays anciennement colonisés. Dans un autre élan tout aussi incohérent, ils prétendent combattre le capitalisme mondialisé alors qu’ils en sont les moteurs les plus acharnés et les plus fanatiques serviteurs. Il est en ce sens tout à fait intéressant de souligner que dans ce fatras «wokien», les fantasmes japonisants et les idolâtries vouées au monde anglo-saxon sont légions, et jamais un éloge n’est assez laudatif pour louer les lumières du dernier gadget le plus insignifiant, de la vidéo la plus guignolesque. 

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Ces boulons indécrottables de la mondialisation – au passage dévastatrice pour les cultures nationales de nombre de pays «déclassés» – qui brandissent des pancartes pro-climatiques et prônent la destitution de tout gouvernement qui leur messied, ne diffèrent en rien des riches européens curieux qui se sont découverts une soudaine passion pour une Égypte fantasmatique au retour de l’expédition napoléonienne de 1798, ou même des Parisiens de la IIIe République remplaçant les vieux tableaux classiques pour des luxueuses chinoiseries, qu’au reste on ne trouvait nulle part dans la majorité des foyers chinois de l’époque. C’est la prolongation de «l’orientalisme» que dénonçait Edward Saïd, c’est l’élongation d’une histoire européenne qui a rêvé des continents imaginaires et des cultures marmoréennes qui brilleraient de leur étincelante originalité. C’est ainsi que la «culture» japonaise est fantasmée au prisme des mangas et de la nourriture poissonneuse, que les États-Unis sont perçus comme un Eldorado éclairé par la lanterne du progrès que permettent les sciences sociales, ou encore que toute religion extra-européenne est préservée de la moquerie, contrairement au christianisme sur lequel l’impunité moderne répand tous ses mesquins calembours.

La modernité numérique, berceau du conformisme inintellectuel 

L’utilisateur moyen de Snapchat, Twitter, Instagram ou TikTok, qui a oublié l’esthétique d’une bibliothèque et l’odeur d’un livre, est condamné à être une bête d’élevage autant captive et gavée que les pauvres animaux dont le funeste sort industriel est partagé en masse par tous les bons esprits indignés. C’est dans l’ère du vide qu’a pu autant s’immiscer le germe de la servitude intellectuelle. Une écrasante part de publicités, de slogans, de vidéos, d’images, de petits pamphlets mal rédigés, que l’on peut trouver sur tous ces réseaux, a remplacé la Bible, la Déclaration des Droits de l’Homme et le Code civil. La législation comportementale des hommes est désormais placée dans les parchemins virtuels de ses écrans-totems qui indiquent ce qui est bien, et dénoncent ce qui est mal. Partant, l’issue naturelle d’un tel matraquage ignorantiste, c’est l’adhésion aux thèses de la fausse gauche moderne. Il ne peut quasiment pas en être autrement. 

En effet, ces organisations de jeunesse inculquent un langage, comprenant des termes amphigouriques et insensés tels que «racisé», «cisgenre», «validisme», «privilège blanc», «masculinité toxique» et nous en passons des verts et des pas mûrs (surtout pas mûrs), ils enferment donc dans un carcan terminologique duquel les individus ne peuvent s’affranchir. Une idée, c’est avant tout un mot. Ainsi l’esprit d’un siècle est-il déterminé par le cadre sémantique dans lequel il évolue, le langage est un déterminisme. Les déterminés sont en masse grouillante, et aujourd’hui même un enfant de huit ans peut parler de transidentité, de justice sociale et de lutte «antiraciste». Les régimes d’asservissement qui ont sali le siècle précédent ont compris que dans la jeunesse réside l’avenir du monde, et que dompter ces jeunes êtres est une condition sine qua non à l’instauration de leur cité idéale. 

De la même façon, l’esprit du siècle, animé par le progressisme genro-identitaire, ne peut pas s’empêcher de s’exposer aux individus par les canaux télévisuels, publicitaires, livresques et cinématographiques. Puisque chacun regarde les mêmes séries sur les mêmes plateformes, chacun parle la même langue vernaculaire du militant LGBT décolonial, et tous ne peuvent penser autrement, car l’on est esclave des schémas de représentation du monde qui nous environnent. La plus élémentaire leçon de sociologie pose cela. Pourtant, les sciences sociales contemporaines, sortes de monstres néo-marxistes falsificateurs de nobles disciplines, tendent à oublier que leurs petits soldats sont des modèles de déterminisme social. Un lycéen d’aujourd’hui ne peut pas ne pas adhérer aux marches des fiertés, à la censure des œuvres classiques, à l’obsession raciale ou encore à la fausse et lâche lutte contre le changement climatique, sans être considéré comme déviant. La déviance sociale, de nos jours, c’est d’être jeune et d’avoir un esprit libre, mesuré, cultivé, lettré et savant. C’est d’avoir forgé une pensée en se nourrissant avec soin et patience de Platon, d’Aristote, de Descartes, de Spinoza, Pascal, Locke, Schopenhauer, Nietzsche et toute la lumineuse littérature que la civilisation a permis de faire naître. C’est être courtois, c’est respecter l’autre, c’est porter la cravate, c’est honorer la mémoire des illustres, autant de conduites de vie qui suscitent l’hilarité auprès du vulgaire que la crapulerie du monde érige en indépassable modèle de vertu.

La vaste opération, fût-elle volontaire ou inconsciente, de formatage des esprits par le truchement d’une nouvelle religion numérique, qui transforme chaque écran en chapelle où les fidèles aliénés viennent déposer leur cierge d’aveugle adoration, achève de montrer que l’homme sans foi ni patrie est perdu, mais n’est pas assez audacieux pour préférer la liberté à la servitude. L’homme est né libre, et partout il est dans les fers, parce qu’il aime à s’enchaîner.

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Dans un tel déséquilibre des forces, les résultats qu’enregistre la Nupes auprès des jeunes électeurs sont tout à fait compréhensibles. Par l’effet d’un invincible panurgisme, tout choix individuel et éclairé est rendu illusoire face à tous les assauts numériques que perpétue la doxa rien-pensante sur des électeurs qu’un moralisme manichéen et primitif ne cesse d’ensorceler. La chanson est connue : «à droite ils sont fachos, l’écologie c’est primordial, on veut l’égalité pour tous.tes, le capitalisme c’est mal», et nous faisons grâce de tous les psaumes novlangagiers qu’ânonne une armée de bénis-oui-oui prétendant réparer un monde vicié, qui ne manque pourtant pas de tout casser dès lors qu’elle prend le contrôle d’un pauvre amphithéâtre universitaire… Ces incessantes revendications, qui ne sont pas intrinsèquement illégitimes et chimériques d’ailleurs, sont souillées par toute la vilénie et la hargne incommensurables qui irriguent leurs propos et leurs méthodes d’action, toujours tournés vers l’argumentum ad odium, l’intimidation, voire la violence manifeste.

Militants gauchistes à la Sorbonne, 14 avril, 2022 © HOUPLINE RENARD/SIPA

La seule brèche menant vers la liberté d’esprit est celle qu’ouvre la saine culture et la dégustation à la table de l’histoire et de la littérature. Une table qui compte de moins en moins de convives, le festin a désormais l’allure du crépusculaire dîner d’un conciliabule d’antimodernes esseulés dans un monde décultivé. Mais en cuisine comme en connaissance, nous sommes passés de la gastronomie française au fast-food nord-américain…



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