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L’assimilationnisme républicain a vécu


Pour vous, un autre enseignement de l’élection présidentielle est que Marine Le Pen grignote une partie d’un électorat autrefois considéré comme acquis à la gauche : les fonctionnaires. Quelle est l’étendue du phénomène et comment l’expliquez-vous ?

L’explication est simple : le Front national a une sociologie de gauche ! Ce fait s’est encore confirmé et précisé au premier tour de la présidentielle, avec un important vote Marine Le Pen en provenance de la fonction publique. Pour l’essentiel, il s’agit de fonctionnaires de catégories B et surtout C, c’est-à-dire ceux qui, tout en restant protégés par leur statut, subissent objectivement une dégradation de leur niveau de vie, due essentiellement au renchérissement du foncier et à la hausse du prix de l’énergie, et dont les enfants sont confrontés à l’absence de perspective et d’espoir d’ascension sociale. Si on ajoute le fait que ces petits fonctionnaires occupent généralement des postes en contact direct avec le public et qu’ils habitent des quartiers où la vie s’est dégradée, on peut comprendre pourquoi, comme l’ensemble de l’électorat frontiste, ils sont sensibles aux thématiques d’immigration et d’insécurité.[access capability= »lire_inedits »]

Puisque vous évoquez les quartiers populaires et la mixité sociale, rappelons que votre diagnostic est sans appel : la ghettoïsation et le séparatisme ethnique seraient déjà à l’œuvre…

Attention, dans Fractures françaises[1. Fractures françaises, François Bourin éditeur, 2010. Voir également : « Le prolo n’existe plus », entretien avec Christophe Guilluy, Causeur Magazine n°35, mai 2011.], j’essaie de montrer que les causes du séparatisme sont multiples et obéissent à plusieurs logiques − économique, foncière, sociale et, finalement, culturelle. Dans ce contexte, la question cruciale est celle de l’instabilité démographique. Nous sommes à l’ère de minorités et de majorités relatives variant dans le temps et dans l’espace à l’intérieur d’une société multiculturelle. Devenir « minoritaire » dans son immeuble ou son quartier est parfois inévitable. Quand on ne jouit pas de revenus suffisants pour envisager un déménagement, cette instabilité démographique peut être très anxiogène. L’ampleur du vote FN en Seine-et-Marne, y compris dans des communes sans immigrés, est directement liée à ce type de situation. Un grand nombre des habitants des quartiers pavillonnaires seine-et-marnais se sont installés dans ces secteurs après avoir quitté les logements sociaux qu’ils occupaient en Seine-Saint-Denis dans les années 1980-1990. Aujourd’hui, alors que les populations d’origine étrangère acquièrent des maisons individuelles, ils craignent à nouveau d’être rattrapés par cette réalité.

Cela prouve-t-il que la cohabitation est problématique, même quand les immigrés extra-européens sont minoritaires ? Et faut-il en conclure que les Français sont de plus en plus racistes et pas seulement heurtés par les pratiques et les modes de vie qui leur semblent étrangers à la tradition nationale ?

Dans une société multiculturelle, « l’autre » ne devient pas « soi ». Dans ce contexte la question de l’instabilité démographique devient essentielle. « Vais-je continuer à vivre dans un environnement « familier » ?» C’est ça la question que se posent bon nombre de Français, surtout quand ils n’ont pas les moyens de se protéger derrière des « frontières culturelles » invisibles, que les bobos érigent, par exemple, en contournant la carte scolaire. En réalité, plus que le racisme, c’est l’absence de discours clair sur la question de la régulation des flux migratoires, et donc la peur de devenir minoritaire, qui explique que le rejet de l’immigration progresse.

En tout cas, le séparatisme peut parfois sembler préférable à un « métissage » qui ne marche pas : l’îlot chinois du 13e arrondissement de Paris reste relativement paisible, alors que Chinois et Maghrébins s’affrontent à Belleville…

À Belleville, les tensions entre Chinois et Maghrébins résultent des agressions dont les Asiatiques sont victimes, phénomène qui est d’ailleurs observé dans l’ensemble de la région. Cela explique pourquoi, il y a deux ans, la manifestation organisée à Belleville par les Chinois du quartier avait attiré des Asiatiques du 13e arrondissement, mais aussi ceux de toute la région parisienne.

Cela ne prouve-t-il pas l’existence d’un communautarisme viable que vous semblez refuser au nom d’une vision surannée de la République, en vous accrochant au modèle assimilationniste républicain, dont vous êtes pourtant bien obligé de constater l’obsolescence ?

S’il a jadis prouvé son efficacité, l’assimilationnisme républicain a vécu. C’est triste, mais c’est ainsi ! Qu’on le veuille ou non, nous vivons aujourd’hui dans une société multiculturelle. Et s’il ne s’agit pas encore de communautarisme à l’anglo-saxonne, les questions d’origine ethnique et de différences culturelles sont néanmoins de plus en plus prégnantes. Il n’est donc plus temps de se demander si on peut revenir à l’assimilation : cette page est définitivement tournée ! Aujourd’hui, il s’agit plutôt de savoir si la République est encore capable d’imposer la neutralité dans la sphère publique et d’empêcher les débordements identitaires dans les services publics. C’est-à-dire de sauver ce qui peut encore l’être.[/access]

 

*Photo : siobh.ie

Juin 2012 . N°48

Article extrait du Magazine Causeur



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