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L’animalisme est un antihumanisme


L’animalisme est un antihumanisme
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Action du mouvement de libération animale 269 Life, Paris, septembre 2015 (Stéphanie de Sakutin)

Depuis un demi-siècle, d’importants changements sont intervenus en Occident dans les relations humains-animaux. Le plus visible est une bipolarisation croissante entre d’une part, les animaux de rente, dont le sort, comme celui de leurs éleveurs, s’est considérablement dégradé, et d’autre part, les animaux de compagnie, à l’inverse survalorisés et surprotégés.

L’évolution de la place et du statut des animaux de rente s’explique par le contexte de l’après-guerre, dominé par la nécessité de reconstruire l’économie du pays. Dans cette configuration, l’élevage traditionnel, familial et polyvalent de la France des années 1950 s’est peu à peu concentré (les éleveurs ne représentent plus aujourd’hui que moins de 1 % de la population française), il s’est intensifié (avec multiplication des élevages « hors sol » et/ou « en batterie ») et spécialisé (avec formation de « filières » distinctes bovins à viande/bovins laitiers, poulets de chair/poules pondeuses, etc.). Ces changements ont évidemment affecté les rapports éleveurs-animaux d’élevage, rapports qui sont devenus plus impersonnels, au point, parfois, d’entraîner du stress, tant chez les éleveurs que chez les animaux, soumis les uns comme les autres aux contraintes de la productivité et de la concurrence à l’échelle mondiale.

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Durant la même période, la situation des animaux de compagnie a connu, elle, deux évolutions concomitantes. D’abord une évolution quantitative : en France, leur nombre a plus que doublé, passant de 30 millions en 1960 à 62 millions en 2014, comme a augmenté le nombre des foyers (aujourd’hui 53 %) qui possèdent des animaux de compagnie. Ensuite et surtout, une évolution qualitative, sous la forme d’un statut culturel profondément modifié : désormais omniprésents, les animaux de compagnie sont « aimés » avec ostentation ; de plus en plus « anthropomorphisés » (c’est-à-dire perçus et traités comme des humains), ils sont considérés comme des membres de la famille. À ce titre, ils font l’objet de toutes les attentions : rien n’est trop beau ni trop cher pour eux (la part du budget des familles qui leur est consacrée est égale à celle des transports en commun, avion et bateau compris, et le chiffre d’affaires de la filière correspondante dépasse en France les 4 milliards d’euros).

Ces évolutions se sont produites dans une population française en majorité urbanisée ou « rurbanisée », en tout cas coupée de ses racines paysannes et de la culture animalière correspondante. Ce nouveau contexte socioculturel a favorisé l’émergence du modèle « animal de compagnie » en modèle culturel hégémonique qui tend à englober les autres catégories d’animaux : les animaux domestiques – les chevaux en particulier, de plus en plus assimilés à des animaux de compagnie – et même la faune sauvage, que les peluches, les dessins animés et certains documentaires animaliers avaient déjà commencé à « disneylandiser ». Qui plus est, la diffusion du modèle de l’animal de compagnie, dont la caractéristique universelle est de ne servir à rien d’autre qu’à la compagnie de son maître, entraîne la diffusion simultanée, dans une partie de l’opinion publique, d’un idéal de non-utilisation des animaux en général.

Enfin, bien qu’elle ne date pas d’hier – son origine remonte aux « amis des bêtes » de l’an X (1799) –, l’idée « animalitaire » de militer pour la défense des animaux comme d’autres, les « humanitaires », en faveur des humains, a connu elle aussi une mutation spectaculaire dans la seconde moitié du xxe siècle. Sa radicalisation actuelle résulte d’un glissement progressif de l’animalitaire à l’animalisme, c’est-à-dire de la notion de « protection animale » conçue comme un devoir de compassion de l’homme, à la notion de « droits de l’animal » ou, selon les courants, à celle de « libération animale » au nom de l’« antispécisme ». Autre nouveauté : la cause animaliste est désormais défendue et promue auprès des autorités nationales et internationales par un lobbying à l’anglo-saxonne extrêmement puissant, riche et organisé, ainsi que, sur le terrain, par l’activisme de groupuscules radicaux, parfois violents.

Dans le contexte social et culturel majoritairement urbain qui prévaut désormais, la stratégie du lobby animaliste consiste à se présenter comme le porte-parole d’une « majorité silencieuse » à qui il fait dire à peu près n’importe quoi, et qui ne dément pas puisqu’elle est mal informée et qu’au fond, rien de tout cela ne fait partie de ses priorités qui sont l’emploi, le pouvoir d’achat, le logement, la santé… Faute, donc, de démenti et a fortiori de résistance, l’idéologie animaliste s’est peu à peu érigée en une sorte de « politiquement correct ». En réalité, peu de consommateurs se montrent prêts à payer plus cher des produits d’animaux élevés autrement, et il n’existe aucune preuve sérieuse de l’existence d’une « demande sociale » prioritaire d’amélioration du sort des animaux d’élevage. Cette prétendue « demande sociale » n’est en définitive rien d’autre qu’une fiction, construite par les mouvements animalistes eux-mêmes, au moyen d’événements montés de toutes pièces (comme cette « Déclaration universelle des droits de l’animal » de 1978, « adoptée » non pas solennellement à l’UNESCO, mais à la sauvette, dans le hall du siège de cette organisation à Paris), de sondages bricolés, d’utilisation de faux experts et de falsifications éhontées (« biens meubles », c’est-à-dire mobiles, du Code civil sciemment confondus avec des « meubles », tables ou chaises ; mise en avant des 98 % d’ADN identique entre l’homme et le chimpanzé, en « oubliant » les quelques centaines de gènes codants qui font toute la différence, etc.). Telles sont les voies par lesquelles une infime minorité d’animalistes (1 % de la population française selon le CREDOC) tente d’imposer ses vues à la majorité, en même temps que d’entraîner, à force de surenchère, ses propres partisans dans un engrenage du « toujours plus » qui pousse les végétariens à devenir végétaliens puis véganiens, et l’antispécisme à mettre en accusation et à diaboliser l’Homme, et à se muer ainsi en un spécisme antihumain. De sorte qu’après l’introduction des animaux dans le Code civil en janvier 2015, on peut se demander quelle sera la prochaine étape : la libération des animaux réclamée par le philosophe australien Peter Singer (Animal liberation, 1975) ou leur admission parmi nous en tant que concitoyens prônée par deux philosophes canadiens (Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. A political theory of animal rights, Oxford University Press, 2011) ? L’expérience montre en effet que toute concession faite, tout geste accompli dans le sens des animalistes, loin de calmer le jeu, est au contraire considéré par eux comme un gage, comme un précédent sur lequel ils s’appuient et dont ils tirent argument pour soutenir ou introduire de nouvelles revendications.

Par ailleurs, toujours tout aligner sur les attentes supposées du plus grand nombre, surtout dans des domaines techniques très spécialisés comme les productions animales, revient à tirer tout et tout le monde vers le bas. Il faut au contraire ne pas craindre de dire la vérité, même si elle paraît à certains difficile à entendre : 1) les animaux domestiques, aujourd’hui en Europe occidentale, manquent moins de soins que de débouchés économiquement rentables et durables ; 2) les débouchés sont, pour les animaux domestiques, des produits et des utilisations ; 3) dans des systèmes d’exploitation dont l’intensification, voire l’industrialisation, paraît inéluctable en raison du contexte actuel de mondialisation des échanges, il ne saurait y avoir d’élevage et d’utilisation des animaux domestiques sans contraintes pour ceux-ci – ainsi, d’ailleurs, que pour leurs éleveurs et leurs utilisateurs. Le but à atteindre est donc de diminuer ou de rendre supportables ces contraintes, dans l’intérêt des animaux – nous leur devons au moins ce respect –, aussi bien que dans celui des humains.

Il faut aussi en finir avec la conception pessimiste et trompeuse de l’Homme comme d’un éternel prédateur, grand destructeur de la biodiversité, que la vulgate écologiste tend à diffuser. Certes, l’Homme a beaucoup détruit, volontairement (par destruction inconsidérée d’animaux réputés prédateurs ou nuisibles, etc.) ou involontairement (par sa progression démographique même). Mais l’objectivité oblige à reconnaître qu’il a aussi beaucoup protégé (réserves, parcs naturels, etc.) et même produit de la biodiversité (en créant de multiples races d’animaux et variétés de végétaux domestiques).

De même, nous ne devons aucun droit aux animaux en tant qu’individus, sensibles ou non. La seule protection des animaux qui s’impose à nous, car la seule vitale à grande échelle et dans la longue durée, est celle qui concerne les populations animales, espèces naturelles ou races domestiques, dont la disparition entamerait la biodiversité dont notre avenir commun dépend en partie. À cet égard, il faut aussi savoir que la sauvegarde de la biodiversité passe par la régulation voire l’éradication de certaines populations animales : espèces invasives, espèces inconsidérément protégées dont la prolifération représente une nuisance (cormoran, loup…). Elle passe aussi par la boucherie chevaline sans laquelle les races de chevaux de trait seraient condamnées à disparaître à plus ou moins brève échéance.

Aujourd’hui, avec l’introduction des animaux dans le Code civil, un seuil décisif a été franchi, qui plus est avec une facilité déconcertante. Les milieux agricoles ont réagi avec une intensité et des arguments qui ne sont pas à la hauteur des enjeux. Quant aux membres de la société civile, ils ont brillé par leur suivisme ou, dans le meilleur des cas, par leur indifférence. Il est donc grand temps que les uns et les autres prennent conscience que ce qui se joue là déborde largement de la seule question du statut juridique des animaux. Sont aussi en cause le fonctionnement de nos institutions, l’avenir de la production et des territoires du premier pays agricole d’Europe qu’est la France, le mode d’alimentation humaine, ainsi et surtout, on l’aura compris, que l’humanisme hérité des Lumières, dans lequel l’animalisme n’a de cesse d’enfoncer de nouveaux coins. [/access]

Septembre 2016 - #38

Article extrait du Magazine Causeur



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Né en 1942, ethnologue et anthropologue français, il est directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de l'Iran (notamment des tribus et du nomadisme) et de la domestication des animaux (en général, avec un accent particulier sur les cas du cheval), et membre de l'Académie d'Agriculture.

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