Accueil Édition Abonné Allemagne, un moteur à l’arrêt

Allemagne, un moteur à l’arrêt

L’aberration écologique de la stratégie énergétique allemande.


Allemagne, un moteur à l’arrêt
La Chancelière allemande Angela Merkel regardant à travers le hublot d'un hélicoptère le parc éolien offshore, près de la côte de Zingst, en Allemagne, le 2 mai 2011. (Photo by GUIDO BERGMANN / POOL / AFP)

Depuis quarante ans, nos alliés d’outre-Rhin enchaînent les erreurs stratégiques en matière énergétique, tantôt sous la pression des lobbys écologistes, tantôt par des calculs court-termistes et bassement politiques. Ils commencent d’ores et déjà à en payer le prix. Et nous avec eux.


« Les délibérations précipitées sont toujours nuisibles aux affaires importantes », disait Tite-Live au ier siècle de notre ère. S’agissant de la politique énergétique allemande, l’adjectif « irréfléchie » serait plus approprié. L’évolution de la politique fédérale en matière nucléaire et sa soumission aux écologistes et au lobby des renouvelables en sont une illustration frappante.

Les écrits de l’historien Joachim Radkau sont à cet égard très instructifs. Dans son ouvrage de 2013 intitulé Aufstieg und Fall der deutschen Atomwirtschaft[1] (« Ascension et chute de l’industrie nucléaire allemande »), l’auteur revient sur les mouvements ayant œuvré à l’affaiblissement du secteur. Il analyse la mutation de la phobie du nucléaire militaire en mouvement visant toute utilisation civile (mutation dans laquelle la Stasi aurait d’ailleurs joué un rôle à l’Est, afin de défendre les intérêts stratégiques de Moscou). Cette tendance, à l’œuvre dès les années 1970 avec notamment l’occupation du chantier de la centrale de Wyhl et d’autres actions similaires, se traduit politiquement par la création du parti des Verts en 1980 à Karlsruhe – parti qui, dès son origine, est étroitement lié aux lobbys antinucléaires. Cette « politisation » du mouvement antinucléaire s’étend rapidement aux grands partis traditionnels. Dès 1998-2002 et le gouvernement Schröder I, l’Allemagne planifie sa sortie progressive du nucléaire, officialisant en cela une politique de transition énergétique majeure, la « Energiewende ». Merkel ne fera qu’enfoncer le clou en 2011 à la suite de l’incident de Fukushima, en annonçant un calendrier d’arrêt définitif de toutes les centrales d’ici 2022 (et ce alors même qu’un an auparavant seulement, le plan « Énergie 2050 » prévoyait une prolongation de 17 centrales jusqu’en 2036).

Dans un rapport éclairant de mai 2021[2], l’École de guerre économique explique que « l’influence des Verts allemands se retrouve aisément au sein des décisions gouvernementales en matière d’énergie, décisions qui seront portées dans un second temps sur la scène européenne ». Et note justement qu’au niveau européen, « on distingue plus de vingt syndicats et associations représentant les industries des énergies renouvelables allemandes (solaire, éolien, biogaz, etc.). En revanche, pas un seul groupement ne défend les intérêts des travailleurs de la filière nucléaire ». Curieux déséquilibre qui traduit le poids idéologique de l’antinucléaire outre-Rhin.

Le rapport souligne également l’influence de certaines organisations comme la Fondation Heinrich Böll. Affiliée aux Verts, celle-ci serait un « interlocuteur privilégié » du groupe parlementaire Die Grünen au Bundestag. Présente dans de nombreux pays européens, la fondation est, selon le rapport, « à l’origine de plusieurs projets qui visent à diffuser le message écologiste et antinucléaire ». Par ailleurs, elle est « bénéficiaire de fonds publics allemands mais également de subventions européennes » tout à fait conséquentes.

A lire aussi: L’arnaque écolo

Au demeurant, beaucoup ont souligné l’aberration écologique de la stratégie allemande (si stratégie il y a), le mix énergétique actuel du pays étant bien plus lourd en émissions de CO2 que le précédent avec le nucléaire. Il s’agit là d’une contradiction majeure avec les objectifs avancés par l’Allemagne.

Il ne s’agit pas ici de contester les défis liés à l’énergie nucléaire, au premier lieu desquels la sécurité, le traitement des déchets et les coûts d’infrastructure et de développement. Mais comme le notait en 2011 l’essayiste Jean-Michel Bélouve dans un ouvrage fort à-propos[3], « Fukushima doit servir à alerter sur les risques du nucléaire, non pour le condamner, mais pour accroître notre maîtrise des risques », car « il serait coupable de sacrifier des acquis économiques et humains exceptionnels ». Tout le contraire de la réaction émotive et précipitée de Merkel en 2011, qui espérait sans doute s’attirer le vote des sympathisants écologistes, très nombreux dans la population, même s’ils ne votent pas nécessairement pour les Verts. Bélouve note d’ailleurs dans son ouvrage : « En matière de décision précipitée, Madame Angela Merkel vient de donner un exemple qu’il convient de méditer, en ordonnant la fermeture immédiate de sept centrales nucléaires allemandes au seul prétexte qu’elles étaient vieilles de trente ans ». On ne saurait mieux résumer. Et cela, sans même mentionner l’incroyable dépendance gazière vis-à-vis de la Russie. Onze ans plus tard, en pleine crise ukrainienne, l’Allemagne commence (un peu) à réaliser l’ampleur du problème, et fait face à de probables pénuries cet hiver.

Face à la gravité de la situation, l’Allemagne tente de sauver les meubles. Sur les trois dernières centrales qui devaient définitivement fermer fin 2022 (Isar II, Neckarwestheim II et Emsland), deux vont être prolongées jusqu’au printemps 2023, voire au-delà. Robert Habeck, le ministre de l’Économie (un Realo du parti des Verts…), s’est vu contraint de prendre cette décision il y a quelques semaines, affirmant ne pas pouvoir exclure des risques de coupures. Et pour cause : les scenarii réalisés par les quatre gestionnaires du réseau allemand d’électricité (les fameux « stress-tests ») sont tout sauf rassurants. Cette décision est une première entorse au calendrier Merkel de 2011, et sans doute pas la dernière. Plutôt ironique pour un pays qui avait applaudi (et en grande partie provoqué) la décision française de fermer Fessenheim.

A lire aussi: L’énergie du désespoir

Logiquement, cette politique a conduit les Allemands à militer contre l’inclusion dans la taxonomie européenne de l’énergie nucléaire ; en d’autres termes à pousser pour que les financements aillent vers d’autres énergies, au détriment du nucléaire. Comme le rappelait Margot de Kerpoisson dans La Tribune en novembre dernier, « plusieurs raisons expliquent la tentative allemande d’affaiblir le nucléaire français au sein de l’UE. Le système énergétique allemand étant défaillant, l’exclusion du nucléaire de la taxonomie européenne permettrait à Berlin de continuer à capter plus de subventions tout en en écartant le nucléaire français. L’Allemagne ne nous demanderait-elle pas de financer exclusivement sa transition énergétique ? »

Une stratégie qui s’est finalement révélée perdante, puisque les eurodéputés ont voté le 6 juillet dernier pour la proposition de la Commission européenne d’inclure le nucléaire dans la « taxonomie verte », qui lui permet de bénéficier de financements privilégiés.


[1]. Oekom Verlag, München, 2013.

[2]. « J’attaque ! Comment l’Allemagne tente d’affaiblir durablement la France sur la question de l’énergie », mai 2021.

[3]. Nucléaire civil, le rebond !, Liber Media, 2011.




Article précédent Assemblée nationale: mais à quoi servent les députés LR?
Article suivant 17 octobre, quand la guerre des mémoires nourrit l’appel à la vengeance
Avocat, chroniqueur, spécialiste des pays germanophones

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération