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Pub à la Conciergerie : Dior J’abhorre


photo : B.MEHEUST

Si on voulait proclamer à la face du monde que notre histoire et notre culture sont des marchandises et nos villes des centres commerciaux agrémentés de quelques musées destinés au divertissement des consommateurs, c’est parfaitement réussi.

Il y a quelques jours, j’étais assise dans un autobus empruntant le pont au Change, entre la place du Châtelet et l’île de la Cité. De là, on a l’une des plus belles vues de Paris, surtout quand un temps légèrement orageux colore le ciel et la Seine, donnant un air vaguement inquiétant au Palais de Justice qui occupe presque toute la partie occidentale de l’île. À chaque fois que je passe par là, la magie opère. Je pense à Lucien de Rubempré, l’ambitieux déchu d’Illusions perdues, qui se suicide dans sa cellule à quelques mètres de Vautrin, l’ancien forçat qui deviendra chef de la police – personnage inspiré par Vidocq. Derrière les étroites fenêtres de la Conciergerie, sur le mur nord du Palais tourné vers la rive droite, je devine Marie-Antoinette qui attend la mort, sans comprendre pourquoi ce peuple auquel, faute de pain, elle avait conseillé des brioches, la hait tant.[access capability= »lire_inedits »]

Et Robespierre qui, quelques années plus tard, se prépara au même sort, dans les mêmes lieux, croyait-il encore à l’inflexible vertu au nom de laquelle il avait envoyé tant d’hommes et de femmes à la guillotine ?
Levant le nez de mon bouquin, je n’ai pu retenir un cri d’horreur, m’attirant les regards légitimement agacés de mes compagnons de voyage. Non, je n’avais pas entendu la voix d’un supplicié m’implorant des enfers. La façade de la Conciergerie était recouverte d’une immense bâche proclamant en lettres géantes « Dior J’adore ». Contemplant ce sacrilège, autrement plus obscène que le Christ plongé dans l’urine de Serrano vandalisé par des imbéciles au nom d’un Dieu qui n’en demandait pas tant, il m’est venu une furieuse envie de jouer les vandales à mon tour. Je me suis imaginée revenant en pleine nuit pour lacérer l’abject panneau publicitaire. Seulement, vu la densité policière dans ce quartier, j’y gagnerais un séjour, non pas à la Conciergerie, mais dans la « souricière » du Palais qui n’est pas particulièrement réputée pour son confort et son hygiène, sans même avoir pu commettre mon forfait salvateur.

Ce crime de goût n’est pas le premier du genre. Depuis le vote d’une clause dérogatoire au Code de l’Environnement, en 2007, ce type d’affichage est autorisé pour financer la rénovation des monuments historiques. Ainsi le Musée d’Orsay a-t-il eu droit, en quelques mois, à un grotesque flacon de parfum Chanel, puis aux sapes de luxe Burberry et Saint-Laurent, tandis que le Louvre se vendait aux montres Breguet et le Palais Garnier à Ralph Lauren. Attention, que du haut-de-gamme : on choisit de l’annonceur chic et cher afin, précise un responsable d’Orsay, de ne pas « affaiblir l’esthétique du monument ». Ces gens manquent décidément d’humour : à tout prendre, il aurait été plus marrant de voir flotter sur l’un de ces édifices gorgés de chefs-d’œuvre une réclame pour « Ed, l’épicier discount ». Après tout, la ménagère de moins de 50 ans a aussi le droit à l’art. Mais les financiers avant-gardistes en charge de notre politique « culturelle » ne connaissent pas de ménagères et ils croient sans doute que Marie-Antoinette s’habillait chez Dior. Du reste, ils ont probablement trouvé bien plus vulgaires les étendards Coca-Cola qui, l’été dernier, empaquetaient le Palais des Doges à Venise – provoquant d’ailleurs un scandale retentissant.

Le plus scandaleux, dans ces offenses faites à Paris, c’est précisément qu’elles ne font pas scandale. Pas de pétition, pas d’interpellation du ministre, pas de levée de boucliers des milieux artistiques et culturels. Seule l’Union syndicale des magistrats s’est émue de l’affaire, mais pas du tout à cause de ce consternant mélange des genres. Si ce syndicat, conservateur bon teint, s’indigne de voir cet emplacement vendu à la maison Dior, c’est parce que John Galliano, ci-devant employé de celle-ci, sera bientôt jugé pour injure raciale dans le bâtiment même. Si l’ancien palais des Capétiens devenu, à la fin du XIVe siècle, la première prison de Paris, avait été drapé dans l’image d’une Aston Martin, ces honorables magistrats n’y auraient vu aucun motif d’énervement.

On me dira qu’il fallait trouver 2 millions d’euros, que les caisses sont encore plus vides qu’en 1788 et que Mme Merkel surveille nos finances d’un œil pointilleux. Peut-être. Reste qu’une nation qui afferme ainsi son patrimoine aux marchands perd son âme : les sommes économisées par le contribuable n’en valent pas tant[1. De plus, l’USM parle de 200 000 euros, ce qui serait dérisoire. D’après notre directeur commercial, Lionel Halphon, qui a mené sa petite enquête auprès des agences, Dior aurait dû débourser 3 à 4 millions d’euros pour transformer un monument en support publicitaire pendant quatre mois. En clair, si le chiffre donné par l’USM est exact, ce que j’ignore, il y a un scandale dans le scandale]. Alors, une question me taraude. Avons-nous guillotiné nos rois pour nous soumettre à l’argent-roi ? Tout ça pour ça ?[/access]

Mai 2011 · N°35

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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