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Le bottin des lieux proustiens


Photo : Yvette Gauthier

Comment peut-on être à la fois charmant, poétique et utile, alors que l’on sait depuis Théophile Gautier que tout ce qui est utile est laid ? Eh bien, par exemple, en écrivant Le Bottin des lieux proustiens comme l’a fait Michel Erman à la Table Ronde, dans la collection Petite Vermillon. Le livre est court comme un discret addendum à l’œuvre gigantesque de Marcel et dépourvu de tout jargon universitaire. Une brève préface explique le statut particulier de l’espace dans une œuvre que l’on pourrait croire uniquement dédiée au Temps et cite opportunément Georges Poulet qui consacra jadis un essai à L’espace proustien : « On voit donc clairement que, dès le premier moment -on pourrait presque dire aussi : dès le premier lieu du récit, l’œuvre proustienne s’affirme comme une recherche non seulement du temps, mais aussi de l’espace perdu. »

Ce préalable posé, la promenade peut commencer. Le premier lieu de l’œuvre, justement, c’est la chambre du héros à Combray, avec ses oreillers frais comme des joues de jeune fille mais qui est aussi le lieu de l’inquiétude fondatrice, celle du petit garçon asthmatique qui a peur de ne pas s’endormir si sa mère ne vient pas l’embrasser avant l’arrivée des invités. On se souvenait de la lanterne magique qui projetait les images de Geneviève de Brabant mais pourquoi avions-nous diable oublié qu’il y avait au mur, comme nous le précise Michel Erman, des reproductions de Corot, Hubert Robert et Turner offerts par la grand-mère bien aimée.
Les chambres ont d’ailleurs une place non négligeable dans ce Bottin et représentent pas moins d’une douzaine d’entrées. On connaît évidemment celle de Tante Léonie, toujours à Combray, dans laquelle elle offrira au narrateur lors d’une visite dominicale la fameuse madeleine trempée dans du tilleul, ce qui provoquera des années plus tard le phénomène de mémoire involontaire faisant renaitre le passé : « … toutes les fleurs de notre jardin et celle du parc de monsieur Swann et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis, et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, elle sortit, ville et jardins, de ma tasse de thé. »

Il y aussi les chambres de la perversité, qui ont une sale odeur d’ambre, de plaisir et de jalousie comme celle réservée à Albertine par le narrateur dans l’appartement familial qu’il veut surveiller et éloigner des tentations saphiques dans la Prisonnière. Michel Erman nous rappelle en quelque lignes toute l’ambigüité quasi psychanalytique de la situation: « C’est, en réalité, le cabinet de travail du père. Les deux amants dînent le plus souvent dans cette chambre. A la fin de la soirée, Albertine vient y dormir, seule, après avoir dispensé un baiser langoureux au héros, sauf les nuits où ce dernier fait en sorte qu’elle reste avec lui. »

Pourtant, celle qui nous émeut toujours autant, finalement, c’est la chambre du narrateur au grand hôtel de Balbec, celle où il connaîtra « les intermittences du cœur », celle où, un matin en se relevant après avoir lacé ses chaussures, la mer lui apparaît dans l’encadrement de la fenêtre sous un angle particulier qui lui rend incroyablement présent le souvenir de sa grand-mère, morte des années plus tôt et qui l’avait accompagné pour son premier séjour dans cette station balnéaire imaginaire, Balbec.
Balbec est d’ailleurs présentée justement ici comme un mélange de Cabourg et Trouville mais surtout comme le lieu de l’adolescence et de la découverte des jeunes filles. C’est que ce Bottin des lieux proustiens insiste sur un fait essentiel : qu’ils soient imaginaires ou réels, les lieux de la Recherche du temps perdu ne se contentent pas d’ordonner à la fois le temps et l’espace avec, par exemple, le côté de Guermantes et le côté de chez Swann qui sont les deux grandes divisions géographiques mais aussi sociales, culturelles, voire politiques qui organisent l’œuvre. Non, les lieux sont aussi consubstantiels des êtres, de leur passage et de leur évolution dans le Temps.

Ce que nous rappelle aussi ce Bottin, c’est que Proust est un formidable peintre de son époque, doué d’un sens de l’observation et de la métaphore ou, si l’on préfère d’un sens de l’observation donc de la métaphore. Mais en aucun cas, il n’est un réaliste. Il déteste l’idée d’un lieu « toile de fond » et se méfie du pittoresque qui finit toujours dans le kitsch et le toc. Non, la mer en Bretagne, qui est une des entrées de ce Bottin, ne vaut que si elle renvoie à la silhouette gracieuse de mademoiselle de Stermaria, c’est une mer « qu’elle tenait enclose dans son corps ».

Ce petit livre très complet, s’il apportera un évident plaisir au lecteur habitué de Proust peut aussi servir d’introduction idéale au néophyte, ou à celui qui est inquiet à l’idée de se lancer dans une des plus grandes œuvres romanesques de la littérature française. Un peu comme une table d’orientation claire et précise rassurera le voyageur qui se trouve soudain face à un panorama grandiose et hésite, bien à tort, à commencer son exploration.

Michel Erman, Le Bottin des lieux proustiens (La Table Ronde)



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