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Non, il n’existe pas de «fascisme juif»

En utilisant le terme «fascisme juif», Eva Illouz réjouit tous les antisionistes.


Non, il n’existe pas de «fascisme juif»
Eva Illouz / Capture d'écran YouTube d'une vidéo de la chaine France Culture du 09/02/2020

En publiant dans Le Monde du 16 novembre, et plus précisément dans les pages « Idées », une tribune faisant référence à un « fascisme juif », la sociologue franco-israélienne Eva Illouz a réjoui tous les antisionistes. Accoler les deux mots pour décrire les résultats électoraux du 1er novembre en Israël est cependant périlleux et infondé.


Vladimir Jankélévitch écrivait, voici presque soixante ans, à propos des mensonges relatifs à une prétendue complicité de juifs à l’égard des nazis : « On imagine l’empressement avec lequel un certain public s’est jeté sur cette attrayante perspective ». Aujourd’hui, il s’agirait, une fois les élections effectuées en toute transparence démocratique, de pointer en Israël un « fascisme », reconnaissable à l’émergence d’un « nationalisme religieux ». Jankélévitch aurait ajouté, comme il le fit dans L’imprescriptible : « Voilà une découverte providentielle ! »[1]

Eva Illouz évoque le nazisme et « la grande catastrophe dont les Juifs ont été victimes au XXème siècle ». Elle ajoute que, « transposée en Israël », l’idéologie faisant une nécessité de « l’autodéfense juive [et] du monde entier représent[é] comme une menace antisémite permanente » serait « aberrante ». Ce dernier adjectif est choisi avec soin, ouvrant à l’absurde – qui signifie l’illogisme et la discordance – en suggérant que l’on s’écarte de la normale.[2]

Un vieux dicton yiddish pourrait constituer une première réponse, en rappelant que même les paranoïaques ont… de vrais ennemis ! L’Etat d’Israël, dont le 75ème anniversaire sera commémoré en mai prochain, fut attaqué militairement dès les heures qui suivirent sa création, laquelle constitua effectivement, mais non exclusivement, une manière pour le monde de tirer les leçons de la Shoah.

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Qualifier celle-ci de grande catastrophe, comme le fait Eva Illouz, est exact mais insuffisant. Pour compléter, citons à nouveau Jankélévitch : « Auschwitz n’est pas une « atrocité de guerre », mais une œuvre de haine ».[3] Cette haine ainsi que ses effets, qui durent encore chez les rescapés et leurs descendants, rendent nécessaire le Za’khor, porteur de cette double injonction de la Mémoire : tu te souviendras et tu n’arrêteras pas d’en parler.

L’expression, même entre guillemets, de « fascisme juif », couplée à la notion de « nationalisme religieux », contredit Umberto Eco, auteur du court et remarquable ouvrage Reconnaître le Fascisme.[4] Il avait quelques compétences en la matière et établit les caractéristiques du fascisme « primitif et éternel », parmi lesquelles :

-le refus de toute avancée dans le savoir ;

-le rejet du modernisme ;

-la suspicion jetée sur toute culture non directement liée aux valeurs traditionnelles, et l’appauvrissement délibéré de la langue ;

-le bannissement de toute expression de désaccord ;

-la peur de la différence et le mépris pour les faibles ;

-l’enrôlement de celles et ceux qui se sentent frustrés ;

-le recours au complot pour justifier la xénophobie ;

-la stigmatisation de la richesse ostentatoire suscitée au sein de la population ;

-le refus de la paix ;

-le culte du surhomme, aspirant à mourir pour sa cause.

L’énumération de ces critères montre que ce qui est « juif » est fondamentalement à l’opposé du fascisme. En témoignent la soif de savoir, l’élan vers l’innovation, la culture permanente du débat, la volonté de protéger le faible, l’acceptation des différences d’origines dont les mondes ashkénaze et séfarade sont l’illustration, la valorisation de la réussite vécue comme une forme de bénédiction, le besoin de Chalom, c’est-à-dire de paix, le choix systématique de la vie puisé dans la Bible. L’ensemble de ces éléments concrets et durables établissent qu’il ne peut y avoir un « fascisme juif ».

La maladresse d’Eva Illouz est d’autant plus regrettable que, tentant de décrire un phénomène qui recèle de vraies interrogations collectives, elle nomme mal ce qui nécessite une analyse plus objective et plus précise : la présence de 32 députés religieux au sein du Parlement israélien. Il faut noter d’abord la division – mot pris dans le double sens de la répartition effective et du fractionnement non homogène – de ce nombre en, d’une part, 14 élus issus du sionisme religieux et, d’autre part, 18 du monde ultra-orthodoxe.

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Celui-ci privilégie une dimension sociale davantage que nationale, tout en veillant à préserver ses acquis (service national aménagé, aides publiques au fonctionnement des écoles talmudiques). Très différent est le sionisme religieux, qui recouvre un ensemble hétérogène et réalise pour la première fois un score substantiel : la conquête territoriale y occupe une place primordiale et entraîne clairement la volonté de multiplier les implantations.

Le sionisme religieux place la transcendance au-dessus des règles de l’Etat, recherchant ainsi l’expansion d’Israël, davantage que sa judaïsation. Il constitue un nationalisme, avec ses débordements, mais ne répond actuellement pas à la définition du fascisme, dans la mesure où il n’œuvre pas à la disparition de la démocratie. Une question se fait néanmoins jour : les sionistes religieux sont-ils tous des démocrates ?

La réponse doit tenir compte du fait qu’une distinction est, à ce jour, opérée entre idéologie et pragmatisme : chacun sait, en Israël, que gouverner signifie notamment dialoguer avec les Etats-Unis et certains pays arabes. Le Likoud de Benyamin Netanyahou n’ignore rien de cette réalité. Observons également que la majorité du bloc religieux revient au monde ultra-orthodoxe. Sa réserve à l’égard du nationalisme établit que la question d’un danger démocratique n’est pas à ce jour posée.

Notons que la nouvelle donne politique produite par le succès électoral du monde religieux va logiquement trouver une traduction immédiate : l’installation à des postes à haute responsabilité des représentants de cercles messianiques. Leur objectif est de parvenir au retour des juifs sur le mont du Temple, aujourd’hui l’esplanade des mosquées. Ils bénéficient de deux atouts majeurs : leur réelle popularité et, surtout, leur position incontournable à l’égard de Benyamin Netanyahou, dans le cadre de son projet de réforme profonde du système judiciaire israélien.

Parmi les observateurs, l’interrogation qui court est formulée en ces termes : le fait, précisément, que Benyamin Netanyahou opte pour une alliance avec le monde religieux, plutôt que s’appuyer sur une coalition plus confortable et davantage modérée, signifie-t-il que son objectif personnel est lié à la poursuite d’une instruction en cours le concernant ? Beaucoup considèrent qu’une réponse positive à cette question aurait des prolongements significatifs en termes de rapports de force au sein du prochain gouvernement israélien.

La sensible progression des nationalistes exprime aussi un phénomène aujourd’hui présent en divers endroits du globe, y compris en Europe. Mais il s’agit ici, bien entendu, d’un contexte particulier, qui rend inadapté l’imaginaire emprunté par Eva Illouz à l’histoire européenne de l’entre-deux guerres mondiales. Son amertume et sa critique majorée portent sur le choix des électeurs israéliens de ne pas prolonger l’expérience de la coalition de centre gauche qui a, par son inexpérience, favorisé plutôt qu’empêché le retour au pouvoir de Benjamin Netanyahou.

Ce n’est en aucun cas une raison pour s’égarer dans le labyrinthe et le danger d’une association sémantique douloureusement ressentie par des familles de celles et ceux qui périrent sous les totalitarismes nazi et soviétique. A leur sujet, Jorge Semprun précisait que seul le four crématoire les distinguait.

De plus, l’idée que la prégnance de la religion en Israël conduirait à l’émergence d’un « fascisme juif » est issue d’une confusion. Cette dernière porte sur les causes réelles de la répartition récente des voix aux dernières élections, où la réalité d’un déclassement prenait toute sa part. Ce sera l’affaire du nouveau Premier ministre israélien de bâtir une coalition tenant compte des conséquences des inégalités sociales et du besoin renforcé de sécurité. Israël fut un peuple et une nation avant de devenir un État.

Celui-ci doit répondre à plusieurs priorités, parmi lesquelles : déployer sa performance en matière d’innovation ; tenter d’assoir une paix en multipliant les accords avec des partenaires autrefois hostiles ; lutter contre le terrorisme et sécuriser sa population. Les succès d’Israël n’empêchent pas les lourdes menaces. Et dans l’histoire du peuple juif, les spoliations, les privations de liberté, les massacres, les meurtres, les pogroms furent aussi nombreux qu’atroces, sans parler de la gigantesque extermination. Ils n’autorisent pas que le mot « fascisme » soit accolé à celui de « juif, » en une vaine ignominie.

A ce type de tentation, Vladimir Jankélévitch avait pensé à répondre par anticipation : « Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. […] Il ne serait pas nécessaire de les plaindre ».[5] Le fascisme, rappelons-le, fut l’ennemi des juifs, sous ses formes hitlériennes et mussoliniennes. Il arrive, comme l’affirme le Professeur Henri Mendras dans ses souvenirs, que « le sociologue ne travaille pas sur la réalité sociale, mais bien sur les abstractions qu’il a extraites de cette réalité ».[6] C’est, au fond, l’exercice auquel s’est livré Eva Illouz en se risquant à forger un concept pour décrire l’émergence d’une troisième force politique en Israël.

Laissons la conclusion à Vladimir Jankélévitch : « Bien des printemps se trament dans les sillons et dans les arbres : à nous de savoir les préparer à travers de nouvelles luttes et de nouvelles épreuves ».[7]


[1] Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible, Seuil, 1986, p. 32.

[2] Voir Alain Rey (sous la direction de), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1998, tome 1.

[3 Jankélévitch, op. cit.

[4] Grasset, 2017.

[5] Jankélévitch, op. cit., p. 20.

[6] Henri Mendras, Comment devenir sociologue. Souvenirs d’un vieux mandarin, Actes Sud, 1999, p. 95.

[7] Jankélévitch, op. cit., p. 104.

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Marc Benveniste est écrivain. Docteur en littérature comparée de l’Université Nice Côte d’Azur. Derniers ouvrages parus : André Migdal, poète de la Shoah et Rubinstein et Davidoff, chez Auteurs du Monde.

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