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Ne pas vitupérer l’époque


Faut-il sauver nos humanités ? Sur cette question sensible, puisqu’elle concerne l’image gratifiante que nous avons de nous-mêmes, un préalable s’impose. Il consiste à s’immuniser contre la tentation grincheuse en se chantonnant les derniers vers d’un poème d’Aragon chanté par Léo Ferré.
« Et puis qu’on ait ou non vendu son chinchilla
Son hermine ou son phoque
Il vous reste du moins cet amer plaisir-là
Vitupérer l’époque, vitupérer l’époque, l’époque. »

Rappelez-vous que le titre de cette chanson est Les Fourreurs.
Vous ne voyez pas où je veux en venir ?
Eh bien, je voudrais dire aux enfants de fourreurs et du Livre qui sont devenus de brillants intellectuels grâce à l’École républicaine, et qui rêvent que l’École républicaine permette aux enfants d’immigrés d’aujourd’hui d’acquérir la même culture qu’ils se trompent et d’enfants et d’époque.[access capability= »lire_inedits »]

Les temps changent, comme le chantait Dylan. Un nombre significatif de ces enfants de l’immigration récente entre à l’École avec une attitude exactement inverse à celles des petits juifs polonais d’après-guerre. Et en même temps, la place de l’École dans la société a également été irrémédiablement modifiée.

Je précise. Dans l’après-guerre, les petits juifs polonais, fils de fourreurs, de tailleurs ou de cordonniers d’après-guerre voulaient s’intégrer à la France par la langue, la littérature et la culture ; leur fidélité à leurs origines, ils la manifestaient − souvent au grand dam de leurs parents − par leur adhésion bruyante à la Révolution, qui leur mit le pied à l’étrier de l’universel.

L’École était sélective, elle était un sanctuaire et elle était le principal foyer de culture. Pour certains jeunes d’aujourd’hui, les distractions que les écoliers d’alors avaient en dehors de la salle de classe représentent le sommet de la culture. On ne reviendra ni à cette École, ni aux élèves figés que l’on voit dans « L’Horloge », la célèbre photo de Doisneau.

L’École d’aujourd’hui, que cela nous plaise ou pas, doit accueillir des publics hétérogènes. À qui fera-t-on croire que la transmission du savoir et de la culture va suivre le même cours qu’hier ? Si on veut que la massification devienne effectivement une démocratisation, il faut partir du réel. Et le réel, c’est la diversité sociale et culturelle des élèves.

Soyons réalistes et ne demandons pas l’impossible. Ce ne serait déjà pas mal de permettre à tous d’acquérir un minimum culturel commun, quitte à offrir ensuite un maximum culturel différent pour chacun. Cela suppose de définir la culture générale nécessaire et possible pour chaque filière et pour chaque niveau. Cela vaut pour Sciences Po comme pour la médecine, et il paraît que les écoles d’ingénieurs et de commerce l’ont compris.

On m’objectera que cela revient à accepter une École et une culture générale à plusieurs vitesses. C’est inévitable : si une société a besoin d’une culture commune, aucune société ne peut plus prétendre à l’homogénéité culturelle.

On peut s’en désoler. Mais pourquoi l’intellectuel cultivé à l’ancienne serait-il le modèle unique d’une vie réussie ?[/access]

Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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André Sénik, professeur agrégé de philosophie.

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