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Mourir en cette vie n’est pas nouveau


Le cardinal de Richelieu avait tout compris de ce qu’étaient le monde et la littérature, lui qui donna à l’Académie son sceau et sa devise : « A l’immortalité ». Les grands écrivains sont immortels. Non pas que la mort ne les frappe pas ni qu’ils deviennent ce qu’ils sont après avoir fait l’expérience concluante de la finitude. Ils ne sont pas même « pareils aux semi-dieux » dont parle Hölderlin dans le poème Der Rhein, assez étrangers aux choses ennuyeuses du trépas. La mort les habite comme ils habitent la mort.

En un mot, je croyais Soljenitsyne mort depuis longtemps – aussi mort, tout du moins, que peuvent l’être Dostoïevski, Boulgakov, Gogol, l’auteur anonyme des Récits d’un pèlerin russe ou encore Serguei Essenine, écrivant en 1925 avec le sang qui s’écoulait de ses veines tailladées : « Au revoir, mon ami, sans geste, sans mot. Ne sois ni triste, ni chagrin. Mourir en cette vie n’est pas nouveau. Mais vivre, bien sûr n’est pas plus nouveau. »

A la vie, à la mort : c’est le leitmotiv millénaire de la Russie. C’est le mot d’ordre de toute littérature possible. Et c’est certainement là, entre la Russie, la vie, la mort, que se noue l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne.

Tous les biographes vous le diront : il est envoyé au goulag en 1945 pour des raisons dont la gravité est inversement proportionnelle au caractère totalitaire du régime soviétique. Il a critiqué à demi-mots dans sa correspondance avec Vitkievitch la stratégie militaire de Staline. Et c’est au goulag qu’il devient écrivain ou, plus précisément, que se matérialise la certitude qu’il le deviendra et qu’il avait acquise dès l’âge de dix ans en lisant Guerre et Paix de Tolstoï : « Nous étions tous prêts à affronter la mort et à la subir. Il ne me restait plus qu’un an à tirer, mais nous avions une telle nausée que nous tous nous disions : « Tuez-nous ! »… J’ai écrit des poèmes : c’était facile à mémoriser. Des petits poèmes de vingt lignes écrits sur des petits bouts de papier que j’apprenais par cœur et que je brûlais ensuite. A la fin de la période de prison et de camp, j’avais douze mille lignes en mémoire… J’avais un chapelet : chaque grain représentait un poème ; je le portais dans mon gant. Si on trouvait ce chapelet pendant la fouille, je disais prier : on ne faisait pas attention, ce n’était pas une arme ! »

Le jour même de la mort de Staline, le 5 mars 1953, il finit de purger sa peine et est condamné à la relégation perpétuelle dans le Kazakhstan. Seulement, atteint d’un cancer, on l’interne plusieurs mois à l’hôpital de Tachkent : « Cet hiver-là j’arrivai à Tachkent presque mort, oui, je venais là pour mourir. Mais on me renvoya à la vie, pour un bout de temps encore. »

De cette double expérience – celle de la prison et celle de la maladie –, il acquiert une force spirituelle qui le poussera au baptême en 1957 et lui donnera l’irrépressible volonté d’écrire tout ce qu’il a vécu. Pour l’auteur d’Une journée d’Ivan Denissovitch, écrire c’est décrire, témoigner du monde, rendre justice à la réalité. Et c’est ce que fait Soljenitsyne : il suit la recommandation de saint Paul dans la lettre aux Corinthiens : « Malheur à moi si je ne rends pas témoignage » et fait écho à Derrida paraphrasant Wittgenstein : « Ce que l’on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l’écrire[1. Jacques Derrida, La Carte Postale]. »

Une journée d’Ivan Denissovitch est le premier livre paru d’Alexandre Soljenitsyne en Union soviétique aussi bien qu’en France. A Moscou, après le XXIIe Congrès, les écrivains sont sommés de participer à la déstalinisation et Khrouchtchev en personne donne l’autorisation de publier l’œuvre de cet inconnu, non sans avoir expurgé la première édition de certains passages. En France, le livre paraît chez Julliard et le rédacteur en chef des Lettres françaises de l’époque, Pierre Daix, y voit un chef d’œuvre : Soljenitsyne est alors présenté comme le critique des « accidents » du socialisme réel, non pas comme un adversaire de l’idéologie socialiste. Pour un peu, on le ferait passer pour un précurseur de la doctrine que portera en 1968 Alexander Dubček : le socialisme à visage humain. A ceci près que, pour l’auteur de L’Archipel du Goulag, le socialisme ne peut présenter un visage humain.

Khrouchtchev ignorait qu’en autorisant la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch il allait ériger Soljenitsyne en grande figure de la dissidence soviétique. Beaucoup d’anciens déportés au goulag et les familles de ceux qui y sont morts se rallient à l’écrivain. Les bouches se délient. Le Kremlin prend peur et le KGB se charge de l’affaire. Comme il l’écrit dans Le Chêne et le Veau, on le prive de ressource, on perquisitionne chez ses amis, on saisit ses archives, on manque l’assassiner, jusqu’à ce que le régime se résolve à le déchoir de la citoyenneté soviétique et à l’expulser en 1974 en Allemagne, après la publication à Paris de L’Archipel du Goulag.

La France, d’ailleurs, comptera beaucoup dans l’histoire de Soljenitsyne : c’est François Mauriac qui plaide la cause de l’écrivain russe pour qu’il obtienne le Nobel en 1970 et c’est Claude Durand qui devient son agent littéraire mondial. La réciproque est vraie : Soljenitsyne comptera beaucoup dans l’histoire de la gauche contemporaine française. En 1976, c’est la traduction française de L’Archipel du Goulag qui sert de ciment idéologique aux « Nouveaux philosophes » : Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann et consorts ouvrent les yeux et découvrent alors les crimes du stalinisme – Hegel appelait cela le « retard de la pensée sur le monde »…

Soljenitsyne s’installe un temps en Suisse, puis prend le chemin des Etats-Unis. Il ne retrouvera la Russie qu’en 1994. Seulement, de la même façon que Khrouchtchev s’était trompé sur son compte, l’Occident ne retrouve pas en lui le combattant des droits de l’Homme qu’il avait cru déceler. Lorsqu’en février 1975 il arrive à Paris pour y donner une conférence de presse, il fulmine contre l’Occident : l’Ouest se satisfait de la réalité soviétique qui est, tout à la fois, un miroir et un épouvantail ; elle permet à la société de consommation occidentale de trouver sa justification… Grosse déception dans les chaumières de l’Occident bienpensant, qui avait préparé son mouchoir afin écouter l’ode convenue à la démocratie et aux droits de l’Homme qu’on attendait du Dissident…

Ce n’est pas que Soljenitsyne fût un nationaliste outrancier, ni un intégriste orthodoxe, ni un adversaire acharné de la démocratie, comme certains ont voulu le présenter (et comme il ne manquera pas de l’être une nouvelle fois encore dans les semaines et les mois qui viennent au cours des procès en sorcellerie qui constitueront son inventaire après décès). Ce patriote russe avait retenu une chose de la vie : il faut se méfier des idéologies comme de la peste et tenir à distance ceux qui veulent faire le bonheur du peuple même contre son gré. Son idéal démocratique ne dépassait pas celui des cantons suisses. C’est que tout pouvoir, nous apprend Soljenitsyne, n’a besoin de rien d’autre que de mesure.

Puisque, comme Essenine l’écrivait, « mourir en cette vie n’est pas nouveau », il nous suffit pour dire au revoir à Soljenitsyne de fredonner légèrement un petit air de Vissotsky : « Nous apprenons beaucoup dans les livres, mais les vérités volent au vent des paroles… On ignore les prophètes en leur pays ! Et leurs voisins les ignorent aussi. » [2. Vladimir Vissotsky, Я из дела ушел (Je me suis retiré d’une affaire), 1973.]

PS. Claude Durand, qui n’a pas souhaité s’exprimer sur la mort de son ami, nous informe que Fayard va publier en novembre l’avant-dernier volume de la Roue rouge, un livre de Georges Nivat et un autre essai sur Soljenitsyne.

Photo : Mikhail Evstafiev, Soljenitsyne prenant le train à Vladivostok, 1994.

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Septembre 2008 · N°3

Article extrait du Magazine Causeur



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