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Libye : on est prié d’avoir tort


« Mouammar Kadhafi peut l’emporter » : tel est l’avis de James Clapper, directeur des services de renseignement américains. Devant les membres ébahis de la commission de la Défense du Sénat, ce vétéran du renseignement a expliqué que le régime avait plus de « souffle » logistique que les insurgés – ce qui signifie que le temps joue en faveur de Kadhafi.

Il est déjà difficile pour les élus américains de rompre avec le schéma tout neuf des révolutions arabes et de comprendre le message de Clapper : contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte, en Libye, la pression de la rue n’a pas entraîné de révolution de palais ni fissuré le noyau dur du régime. Moussa Koussa, l’homme qui aurait pu être l’Omar Soulayman libyen, reste très discret. Il semblerait que les loyautés tribales et claniques résistent mieux que les allégeances étatiques plus modernes et plus fragiles.

L’inquiétude des sénateurs s’est muée en panique lorsque le général Clapper a ajouté qu’en cas de victoire des Kadhafi il fallait craindre que les armes tombées entre les mains des rebelles se retrouvent tôt ou tard dans les arsenaux de groupes terroristes. Autrement dit, les allégations du « Frère guide » selon lesquelles son régime ferait face à des cellules d’Al Qaïda ne seraient fausses que provisoirement.

Et ce n’est pas tout ! Jeudi dernier, les mauvaises nouvelles volaient en escadron au-dessus du Capitole. Ainsi Clapper a également déclaré que « la Russie et la Chine étaient les menaces étatiques les plus importantes pour les Etats-Unis ». Affolés, certains sénateurs républicains n’ont pas attendu la fin de la séance pour tweeter leur colère et exiger la tête de Clapper. Or, contrairement au porte-parole du State Department P. J. Cowley, limogé après avoir critiqué les conditions de détention de Bradley Manning – la gorge profonde présumée de Wikileaks – la Maison Blanche a décidé, dans le cas de Clapper, de se satisfaire d’une déclaration « désambiguante ». Le vieil officier de renseignement, affirmaient les conseillers d’Obama, s’est contenté d’une analyse purement militaire de la situation. C’est que, du point de vue – politique – du président américain, le fait que Kadhafi ait perdu toute légitimité pour gouverner pèse autant dans la balance que le nombre de divisions qu’il peut aligner.

Rappelons que Clapper, qui a fait sa carrière dans le renseignement électronique, n’a peut-être pas une sensibilité excessive au « facteur humain ». Au demeurant, il n’en est pas à sa première « sortie ». En 2003, il expliquait que si des armes de destruction massive n’avaient pas été trouvées en Iraq, c’est parce que Saddam Hussein les avait exfiltrées vers la Syrie. Son chef de l’époque l’avait immédiatement désavoué, déclarant qu’il s’agissait d’une « opinion personnelle qu’aucun élément concret n’étayait ».

Mais ce petit scandale washingtonien révèle surtout à quel point il est difficile d’exprimer des opinions divergentes quand l’air du temps est, ce qui est bien sûr compréhensible, au « Kadhafi dégage ! » Le Frère guide libyen, on est tous d’accord, est une crapule mais au fond, que sait-on des insurgés ? Avons-nous assez confiance en eux pour faire la guerre à leurs côtés ? Les réserves émises par Merkel et Ashton sont-elles forcément, comme semble le penser l’ami Miclo, l’expression de leur lâcheté ? Une intervention militaire est-elle la meilleure solution dans le chaos libyen ? La très médiatique mais relativement peu sanglante – pour le moment – crise libyenne est-elle l’affaire la plus dangereuse et la plus urgente du moment ? Autant de questions qu’il faudrait se poser calmement – si c’est possible.

Clapper a choqué parce qu’il analysait la situation au lieu de faire du wishful thinking droitdelhommiste. D’autres dossiers – comme la Côte d’Ivoire par exemple – démontrent que tôt ou tard la réalité finit par imposer sa loi. Et d’ailleurs les autres acteurs internationaux importants – la Russie, le Brésil et surtout à la Chine pour ne pas les nommer – pratiquent une politique étrangère sans état d’âme, fondée sur une analyse froide de la situation.

En Arabie saoudite, on en a tiré les conséquences. Riad n’a pas attendu une décision onusienne pour dépêcher des troupes au secours du régime à Bahreïn. Cette crise-là, un mélange de pétrole et de conflit chiites-sunnites est d’une importance capitale. Les Saoudiens savent que pour les choses importantes on ne passe pas par le « Machin » et – au moins pour le moment – on ne proteste pas sous les fenêtres de leurs ambassades. Quand les Chinois, les Russes, les Brésiliens et autres Saoudiens observent les rapports de forces, les Occidentaux lisent les rapports d’Amnesty International. Il est urgent de diversifier un peu nos lectures.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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