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Le piège d’Huntington


Le piège d’Huntington

Samuel Huntington vient de s’éteindre sur l’île de Vineyard (Massachussetts) à l’âge de 81 ans. Si le politologue américain s’en va les mains vides, il nous laisse en revanche un bien lourd héritage : une nouvelle vision du monde. La parution au début des années 1990 du Choc des civilisations – et la fortune médiatique de l’ouvrage après le 11 septembre 2001 – est, en effet, l’un des événements majeurs dans l’histoire récente des idées politiques.

Dès la publication du livre, intellectuels, médias et opinions publiques en Occident se divisent en pro- et anti-Huntington. Mais le vénérable professeur de l’université d’Harvard (ancien conseiller de Jimmy Carter) ne s’est pas contenté d’établir une nouvelle grille de lecture de la géopolitique mondiale, il a posé les conditions et le cadre du débat. « Si le XIXe siècle a été marqué par le conflit des Etats-Nations et le XXe par l’affrontement des idéologies, écrit-il, le siècle prochain verra le choc des civilisations car les frontières entre cultures, religion et race sont désormais des lignes de fracture. » De quoi faire regretter la Guerre froide : « La chute du communisme, résume-t-il, a fait disparaître l’ennemi commun de l’Occident et de l’islam, de sorte que chaque camp est désormais la principale menace de l’autre. » Pour Huntington, le problème de l’Occident n’est pas l’islamisme, c’est l’islam.

Quel trouble fête, cet Huntington ! Le monde entier s’apprêtait à goûter aux délices du droit-de-l’hommisme et du commerce, et voilà qu’un fâcheux la ramène avec ses histoires de religions, de cultures et autres sujets d’embrouilles. Sans autre forme de procès, beaucoup vouent alors aux gémonies l’idée de choc des civilisations, pour adopter la positive attitude. En 2005, Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, commande un rapport et convoque un forum sur « l’Alliance des civilisations ». Ce faisant, pro- comme anti-, contribuent tous à la hauteur de leurs moyens à justifier la thèse d’Huntington, en accordant une importance inouïe à la question des civilisations dans les affaires internationales. Là où Sartre avait échoué à faire du marxisme « l’horizon indépassable de notre temps », Huntington a réussi : il a érigé la notion de civilisation en horizon indépassable de la politique. En clair, le camp du Bien est tombé la tête la première – et ne s’en est toujours pas rendu compte – dans le piège d’Huntington.

Il s’est bien trouvé ici et là des intellectuels pour remettre en cause le présupposé du politologue américain[1. On citera, notamment, l’excellente analyse de Marc Crépon : L’imposture du choc des civilisations, Pleins Feux, 2002.]. Mais leur voix singulière est restée inaudible quand, sur les plateaux de télévision, la mode était de poser la seule question qui vaille : « Le choc des civilisations, vous êtes pour ou contre ? » Avouons que le livre de Huntington se prêtait bien au jeu du barnum médiatique : simple, simpliste même, tenant tout entier dans une phrase écrite en 1993 dans la revue Foreign Affairs : « The conflicts of the future will occur along the cultural fault lines separating civilizations. » (Les conflits à venir se produiront le long des lignes de fracture culturelle qui séparent les civilisations.)

La première difficulté tient à l’emploi inconditionnel qu’Huntington fait du futur. C’est une vieille lubie chez les intellectuels – à la fin du XVIIe siècle Spinoza écrivait dans le Tractatus : « Prophetiam nunquam prophetas doctiores reddidisse. » (Jamais la prophétie n’a rendu plus doctes les prophètes.) Or, Huntington se livre à des prédictions, rend ses oracles, prend des paris sur l’avenir, sans même avouer à un moment ou à un autre que son livre relève de ce genre littéraire mineur qu’on appelle la science-fiction. C’est le problème essentiel du Choc des civilisations – et, du même coup, l’une des raisons de l’engouement qu’il a suscité auprès des médias et du grand public : on prête une oreille d’autant plus attentive à Cassandre et à Jérémie qu’on ne comprend rien aux événements qui se succèdent autour de soi. Il est beaucoup plus vendeur d’expliquer la marche actuelle du monde suivant un prisme simple que d’essayer d’intégrer, dans la lignée de Fernand Braudel ou de Raymond Aron, la complexité de toutes les interactions à l’œuvre dans les relations internationales.

Il faut aussi se remettre en mémoire le contexte dans lequel est paru le livre. Non pas, comme on le croit aujourd’hui rétrospectivement, celui du 11 septembre 2001, mais celui du 9 novembre 1989… Face à Francis Fukuyama qui croit relire Hegel à l’ombre du mur de Berlin et proclame la fin de l’histoire, Huntington fourbit les armes : à l’ordre bipolaire qui avait fait les belles années de la Guerre froide, succède un désordre multipolaire dans lequel coexistent, pacifiquement ou pas, huit blocs qu’Huntington appelle « civilisations ». Civilisations, quézako ? C’est une notion hybride que le politologue d’Harvard a obtenue en mixant un peu de Braudel, un peu de Toynbee et beaucoup de Spengler. Son mécano théologico-ethnico-politique lui permet de diviser le monde en huit régions d’importance inégale : occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindouiste, slave-orthodoxe, latino-américaine et africaine. Dans ce partage du monde, le fait religieux occupe une place prépondérante. Huntington se veut disciple de Braudel, mais chez l’historien français, la religion n’est que l’un des traits de caractères d’une civilisation, une partie seulement de la grammaire subtile qui la constitue. Quand Braudel utilise la notion de civilisation pour décrire et comprendre la complexité du monde, Huntington la dote d’une existence, d’une individualité et d’une volonté propres. Il substantifie ce qui n’était jusqu’alors qu’un concept.

Le paradoxe d’Huntington nait ainsi du fait qu’il généralise à l’ensemble des sociétés concernées et, partant, au monde entier, le modèle théologico-politique que porte en lui tout radicalisme religieux (qu’il soit musulman, juif ou chrétien). Pour lui, le fondamentalisme a déjà gagné la partie et tous les progrès de ce que l’on appelait précisément au XVIIIe siècle la civilisation[2. C’est-à-dire le processus d’autonomisation du juridico-politique par rapport à tous les autres champs de la vie sociale.] sont voués à l’échec. L’islam – et non l’islamisme – voilà encore une fois l’ennemi pour Huntington…

La limite de cette théorie géopolitique, c’est la réalité elle-même. Huntington ne s’en embarrasse guère. Ainsi, comme la Turquie est membre de l’Otan depuis 1952 et qu’elle est arrimée au bloc occidental, la retire-t-il purement et simplement de la civilisation musulmane ? Non. Faut que ça rentre, quitte à forcer un peu. Dans le fond, Huntington voit une toute petite partie de la réalité à partir de laquelle il extrapole le reste. Or, en matière de choc des civilisations, on peut dire tout et son contraire : l’histoire et l’actualité sont d’inépuisables réservoirs d’exemples et de contre-exemples, de paradoxes et d’illustrations. Le Choc des civilisations, c’est une cosmogonie, un récit pour tous, de 7 à 77 ans. Et l’on peut justifier à partir de ce récit toutes les politiques possibles.

Pour autant, il se pourrait bien que le monde ne se laisse pas enfermer dans le système d’Huntington et continue à marcher comme il l’a fait jusqu’à présent, c’est-à-dire d’une manière assez chaotique et compliquée. Comme le dit Julien Freund, quand bien même elle est le présupposé de toute politique, la relation ami-ennemi n’est jamais fixée d’avance ni pour longtemps. Quant aux civilisations, on sait depuis Montesquieu qu’elles n’ont nullement besoin les unes des autres pour disparaître. Lorsqu’Alaric assiège Rome après l’avoir servie, l’Empire n’est déjà plus qu’un lointain souvenir et la civilisation romaine un tas de décombres. Les sociétés ne meurent pas en se cognant les unes aux autres, mais en se suicidant avec une patience et une lente ardeur qui forcent le respect.

Le malheur d’Huntington est d’avoir voulu endosser les habits du prophète et prédire l’imprédictible. Restent une grammaire simpliste du monde et huit bonnes grosses « civilisations », qu’il abandonne orphelines à ses zélateurs comme à ses détracteurs.

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