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La BBC veut changer d’ère


Sale temps pour le langage. Sale temps pour le passé. Sale temps pour l’être humain. D’ailleurs, il l’a bien mérité. Ce salopard s’obstine à avoir un sexe, une histoire, une géographie, une culture − en un mot une incarnation. C’est dégoûtant.

Heureusement, la BBC veille. B-B-C : si vous êtes un être de Progrès, ces trois lettres doivent vous évoquer l’image de courageux journalistes prêts à se sacrifier pour nous montrer ce qu’on veut nous cacher et dire ce qu’on voudrait taire. Information, impertinence, indépendance : l’audiovisuel public britannique est un résumé de tout ce que les médias ont apporté au monde et à la démocratie. La vieille dame a même inventé les Guignols de l’info − en l’occurrence leurs lointains ancêtres −, c’est dire.

Pour tout vous dire, jusqu’à ces derniers jours, je n’avais vraiment rien contre la radio-télévision de Sa Gracieuse Majesté où l’on parle un anglais qui fleure le thé et le cricket. Et puis, l’indépendance, c’est bien. Surtout quand on l’affiche par rapport à l’air du temps autant qu’à l’égard du pouvoir politique.

Il y a quelques jours, le Daily Telegraph révélait que la chaîne voulait bouter hors des ondes et écrans les expressions « avant Jésus-Christ » et « après Jésus-Christ », cette brillante idée ayant été émise par ses « spécialistes de déontologie ». Non, ce n’est pas une blague.[access capability= »lire_inedits »]Les « déontologues » s’intéressent aux vrais problèmes. Comme les copines de « Osez le féminisme » qui, en France, se mobilisent contre l’insupportable outrage que constitue l’emploi du terme « Mademoiselle ». Il paraît qu’utiliser la date de naissance de Jésus-Christ comme référence, ce n’est pas gentil, et même offensant, pour les non-chrétiens. Désormais, on dira que la guerre du Péloponnèse a eu lieu au Ve siècle avant « notre ère à tous  » − en anglais common era. C’est pas mignonnet, ça ?

Ce n’est pas une blague, mais ça a tout de même fait rigoler pas mal de gens −ce qui est rassurant. Les stars de la maison ont grimpé aux rideaux et promis d’ignorer la consigne. Boris Johnson, le flamboyant maire de Londres, a estimé que la mesure serait « puérile, absurde, mais aussi profondément anti-démocratique ». Ne nous faisons pas d’illusion, a-t-il expliqué en substance, si la BBC le faisait, les autres médias suivraient et l’École finirait par s’aligner.

Face à une opposition disparate mais déterminée, la « Beeb » a prudemment reculé, sur le thème « c’était juste une idée comme ça, mais on n’oblige personne ». L’incident n’en est pas moins emblématique de la sottise d’une époque où le langage n’est plus au service de la vérité mais du mensonge. Les grandes consciences de la BBC ont dû êtres formées à la Halde.

Occupés qu’ils étaient à repeindre le passé en rose bonbon, les distingués déontologues n’ont pas vu que leur proposition souffrait d’une grave faiblesse logique. Ils n’ont pas proposé une autre date comme point de départ du calendrier − d’ailleurs utilisé dans le monde entier bien au-delà de l’ancien territoire de la chrétienté. La faute à Constantin qui, non content de se convertir à cette religion fanatique, a décrété que la Nativité avait inauguré un nouvel âge de l’humanité. « Ils pourraient décider que nous sommes en 2555 en se référant au Nirvana de Bouddha, ironise Johnson. Ou en l’an 4 du quatrième consulat de Silvio Berlusconi. » Non, la BBC admet que nous sommes en 2011. Sauf que nous ne devons surtout pas dire pourquoi.

Dédommager les victimes de l’impérialisme biblique

Les pleurnicheries de l’homme blanc ont déjà eu raison, en maints endroits du globe, des fêtes de Noël − et des sapins qui vont avec. Mais avec cette délicieuse « ère commune », les garants de la morale bibiciste poussent un peu loin le bouchon du révisionnisme. Faisons comme si. Dans le récit officiel qu’ils proposent, ce n’est pas le christianisme qui a commencé il y a un peu plus de deux mille ans, mais la marche glorieuse de l’humanité vers sa réconciliation. Peu importe que cette belle ère commune ait été marquée par des siècles de conflit entre l’islam et la chrétienté. Il faut en finir une fois pour toutes avec le passé. Avant nous, il n’y avait pas d’avant.

Certes, ces partisans de la délicatesse n’oseraient jamais demander à des pays islamiques de renoncer au calendrier de l’Hégire et ils encouragent sûrement l’expression des cultures minoritaires : avant de faire disparaître l’Histoire, il faut remettre les compteurs à zéro et dédommager les victimes de l’impérialisme biblique. Mais elles aussi seront un jour priées de se débarrasser de tous ces oripeaux historiques et identitaires.

Les « spécialistes en déontologie » ne nous disent pas seulement qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais de choc des civilisations, ils prétendent que les civilisations n’ont jamais existé. Prophétie rétrospective qui risque fort de se révéler auto-réalisatrice. En effet, si on continue à prendre au sérieux des ânes de cette espèce, on pourra bientôt décréter que l’ère de la Raison est terminée.[/access]

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Octobre 2011 . N°40

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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